Contre un égalitarisme abstrait

Contre un égalitarisme abstrait

Auteur : Amartya Sen, traduit de l’anglais par Paul Chemla

L’ouvrage clef du prix Nobel d’économie indien Amartya Sen a 25 ans et n’a pas perdu de son actualité.

L’égalité oui, mais de quoi précisément ? « L’idée d’égalité se heurte à deux diversités distinctes : l’hétérogénéité fondamentale des êtres humains, et la multiplicité des variables en fonction desquelles on peut évaluer l’égalité », précise Amartya Sen. L’économiste indien, qui a reçu en 1998 le prix Nobel d’économie, rappelait dans cet ouvrage publié en 1992 chez Oxford UniversityPress sous le titre de InequalityReexamined, l’importance, pour ne pas vider la notion d’égalité de son sens, de tenir compte de la diversité des situations et des aspirations humaines. Fortune héritée, milieu social, âge, sexe, vulnérabilité aux maladies, aptitudes physiques et intellectuelles doivent donc être prises en compte, faute de quoi la formule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, « Tous les hommes naissent libres et égaux », considérée comme la référence en matière d’égalitarisme, peut dissimuler des politiques très inégalitaires, alors qu’« une considération égale pour tous implique peut-être un traitement très inégal en faveur des désavantagés. »L’ouvrage d’Amartya Sen passe en revue ces nombreux paramètres variables qui entrent dans une compréhension large et pratique du concept d’égalité.

Au cœur de sa réflexion, l’auteur insiste en effet sur une approche pragmatique : l’égalité dans la liberté d’accomplir, ou capabilité, et non pas seulement l’égalité prise comme niveau d’accomplissement atteint. Il se distingue également des travaux des « économistes du bien être », dont Bentham, en faisant la différence entre la notion de capabilité et celle d’utilité, trop liée selon lui à l’utilité individuelle et à certains schémas concentrés sur les accomplissements. De même, la capabilité ne se réduit pas à la notion d’égalité des chances, qui renvoie à la théorie sociopolitique et ne prend en compte que certains obstacles spécifiques. Si l’égalité des chances véritable implique nécessairement l’égalité des capabilités, l’égalité doit aussi prendre en compte un autre impératif parfois rival, celui de l’efficacité.

Le travail d’Amartya Sen est une réponse aux thèses de John Rawls, qui considère la justice comme l’équité. Pour Amaratya Sen, « deux individus détenant le même panier de biens premiers peuvent disposer de libertés très différentes pour progresser vers leurs conceptions respectives du bonheur (que ces conceptions coïncident ou non). Juger l’égalité – ou l’efficacité, d’ailleurs – dans l’espace des biens premiers revient à donner aux moyens de la liberté priorité sur toute évaluation de l’étendue de la liberté, ce qui, dans de nombreux contextes, peut être un inconvénient. » Ainsi des variables d’inégalités héritées, de sexe, etc.

Égalité vs liberté ?

Pour Amartya Sen, l’articulation entre liberté et égalité est absolument centrale et tout à fait révélatrice de la position philosophique et politique de tout auteur qui s’exprime sur le sujet. Ainsi, les penseurs libertariens s’avèrent « antiégalitaristes » justement parce qu’ils placent la liberté au-dessus de tout. Or, « la position d’une personne dans un mode d’organisation sociale peut être jugée de deux points de vue différents : premièrement son « accomplissement » ; deuxièmement, sa « liberté d’accomplir » ». Il y a donc une nette différence entre ce que chacun peut effectivement faire en sorte de réaliser et ce qu’il peut réellement faire, l’écart étant nourri par des variables comme l’utilité, le niveau de revenu, le métabolisme, l’âge, etc. Amartya Sen distingue également la liberté et les moyens de la liberté, ceux-ci ne se réduisant pas à un budget mais incluant les choixet les ressources dont dispose un individu. Il insiste sur la qualité d’agent qui peut entrer en ligne de compte dans l’appréciation de l’accomplissement et du bien-être. Il analyse les concepts à l’aune de la justice, des libertés politiques, du bien-être social.Il consacre un chapitre entier à « Richesse et pauvreté » comme facteurs d’inégalité. Il s’y penche notamment sur la mesure du seuil de pauvreté, et montre les limites de la statistique pure, sans prendre en compte la nature de la pauvreté, la question de l’inadéquation des revenus, plutôt que leur faiblesse seule, ou encore le manque de capabilité temporaire lié à une situation déterminée (grossesse, maladie, représentations sexuées, etc.).Amartya Sen développe ensuite les facteurs de diversité humaine générateurs d’inégalité : sexe, accès aux études, etc. Et de conclure : « Les inégalités de répartition des revenus et de la propriété feront très généralement partie du tableau, mais ne seront certainement pas tout le tableau ». Car, insiste-t-il, ce qui caractérise l’humanité, c’est sa diversité et sa pluralité, rendant nécessairement incomplète toute étude de l’inégalité. Au-delà des problèmes liés à la mesure du phénomène, des différences afférant aux questions de liberté effective, des variables décisionnelles, l’égalité demeure une préoccupation sociale majeure, qui appelle une réflexion en profondeur sur les modes d’organisation à adopter. À la libre concurrence et à la méritocratie prônée par John Rawls, Amartya Sen répond par la nécessité de prendre en compte – par la notion de capabilité – ce dont l’individu n’est pas responsable (la fortune de sa famille, ses dons innés, etc.) « Lorsqu’il est question d’adultes responsables, il est plus juste de voir les droits des individus sur la société (ou les exigences d’équité ou de justice) en termes de liberté d’accomplir que d’accomplissements réels. » Ainsi, considérer la pauvreté pas uniquement comme un manque de revenu mais de liberté fonde une approche d’une grande force conceptuelle et aux retombées tout à fait concrètes. Cette vision fine et riche en nuances est porteuse d’une éthique véritablement humaniste.

 

Par Kenza Sefrioui

Repenser l’inégalité

Amartya Sen, traduit de l’anglais par Paul Chemla

Seuil, Points Économie, 320 p., 120 DH