Ceci n’est pas un atlas : la cartographie comme outil de luttes

Ceci n’est pas un atlas : la cartographie comme outil de luttes

Auteur : Kollektiv Orangotango+, ss. dir. Nepthys Zwer,

Pour « mettre la main à la carte »

Contre les discours dominants, des initiatives citoyennes réinventent une cartographie critique, collaborative et open source pour lutter contre les invisibilisations.

Ce n’est pas une sage image. « La carte est un récit », martèle l’éditeur Benjamin Roux. Un récit loin d’être neutre, car il reflète un réseau de pouvoir et ses intentions. Ceci n’est pas une carte est parti de la réflexion, en multiples endroits du globe, sur les enjeux politiques et sociaux liés à la cartographie. Depuis 2008, le collectif Orangotango (orang-outan en portugais) réunit des géographes critiques qui mettent les outils de la science, de l’art et de la cartographie pour résister à l’invisibilisation des populations marginalisées. Éducation populaire, ateliers, actions de mobilisation… ils présentent ici leurs travaux sur l’espace et sur leur discipline qu’ils perçoivent comme un « outil de luttes ». L’ouvrage, d’abord paru en anglais en 2018 et coordonné par l’historienne Nepthys Zwer, spécialiste de « cartographie radicale », rassemble 21 exemples d’initiatives pour révéler, refléter, outiller et plaider – 4 termes qui structurent le livre en 4 parties, même si chaque chapitre pourrait figurer dans l’une ou l’autre… Du fait de sa portée imaginaire et de son « pouvoir performatif », la carte se fait critique du capitalisme dominant, du néocolonialisme et du patriarcat.

Cette initiative s’inscrit dans une tradition déjà ancienne de « contre-cartographie », dont un des initiateurs, mais pas le seul, fut le sociologue et militant des droits civiques américain W.E.B. Du Bois en 1900. Il s’agit ici de rompre avec les regards surplombants pour « cartographier les systèmes d’oppression et non les personnes opprimées » et, plutôt qu’une démarche à sens unique, de privilégier les processus collaboratifs et de laisser libre cours à la créativité de toutes et tous – et on est sensible à l’incroyable diversité des illustrations. L’enjeu est de faire reculer les outils de contrôle et les arguments d’autorité pour proposer des solutions pratiques, concrètes et pensées par les intéressés. Si les auteurs sont lucides sur le fait que les contre-cartographies ne se suffisent pas à elles-mêmes car contribuer à la transformation sociale est un « travail lent, cumulatif et constant à travers de nombreuses échelles d’action », ils font très clairement progresser la démocratie participative.

Un outil d’appropriation

Le geste premier de tous les collectifs actifs du Canada aux Philippines et d’Égypte en Argentine est de recenser et de nommer ce qui ne l’est pas par la cartographie officielle : les sans-abris au Royaume-Uni, les exclus des politiques d’aménagement à San Francisco, les ravages de l’agrobusiness dans les Andes, les quartiers informels en Inde, la représentation des femmes dans l’espace public en Autriche… La contre-cartographie a ainsi à voir avec les impensés, voire avec ce que les dominants souhaitent occulter – comme le grignotage progressif des espaces publics aéroports européens par des espaces commerciaux, ou comme la volonté de contrôle, du colon puis des États qui en reproduisent les méthodes sur les populations autochtones, ou encore celle de Google.

Un des enjeux est d’abord le choix des mots : s’agit-il de cartographie sociale, culturelle ou participative ?, s’interroge Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia au Brésil. Autre enjeu majeur : faire en sorte que ce soient les personnes concernées qui fournissent les données et leur donnent sens, en prenant la décision de les inclure ou pas. « Comment parcourir a posteriori un chemin traumatique qui ne semble pas avoir de fin et qui reste trop présent, pour quoi faire, pour partager quelles expériences, pour transformer quels moments ? », s’interrogent Anne-Laure Amilhat Szary et Sarah Mekdjian à propos des « chemins traumatiques » de l’exil d’Afghanistan en France ? Les dynamiques de crowdsourcing visent à rendre plus démocratique la planification urbaine et la pédagogie et la prise en compte des relations sociales est essentielle.

L’ouverture de ces travaux à des non-spécialistes, accompagnés de chercheurs militants et d’artistes, permet une grande créativité dans le choix de la forme utilisée. À Sidi Youssef Ben Ali, près de Marrakech, les femmes du quartier ont brodé, cousu, coupé des tissus pour figurer leurs espaces vécus et ressentis. La géographe canadienne Élise Olmedo qui leur a proposé cet atelier de « géographie sensible » explique l’importance de réintroduire « le geste du toucher dans la connaissance, tant pour les personnes produisant la carte en conscientisant et formalisant leur vécu, que pour les destinataires qui s’impliqueront dans une lecture corporelle de ce vécu, cette cartographie replace le savoir dans le sensible. » Avec des fils, des cartes postales et des photos issus des « sources primaires de l’histoire au lieu de leur interprétation par les historien.nes », Nermine Elsherif réinvente à Port-Saïd une carte à multiples lectures, qui est aussi celle des mémoires et des silences.

Plusieurs contributions insistent sur le statut très inégalitaire de l’accès au savoir. Au Bangladesh, il s’agit de rompre avec une logique comptable : « C’est la leçon radicale de notre carte “Surcharge informationnelle” : arrêter de compter ; commencez à parler avec les habitant.es d’un lieu. Faites-le à l’excès. Et tout en cherchant des mots pour nommer ce qui résonne dans vos oreilles, ce que vous avez devant les yeux et ce que votre mémoire et votre corps n’oublieront jamais, vous remarquerez que le lieu vous parle déjà avec sa propre voix », insistent la sociologue Elisa T. Bertuzzo et le spécialiste des stratégies spatiales Günter Nest. Mark Graham, Stefano De Sabbata, Ralph Strauman et Sanna Ojanperaa soulignent la disparité des géographies numériques : « Nous sommes dans une situation où le Nord global a tendance à être un producteur de connaissances et le Sud global un consommateur. » Brevets, logiciels, publications académiques… sont très concentrés dans certains pays et, malgré le fait qu’Internet permette potentiellement à 4 milliards de personnes de contribuer à la richesse des informations, « le problème est qu’elles ne le font pas ». Or « ces couches d’informations aident à comprendre et à définir un lieu : il est donc important de comprendre d’où elles viennent, mais aussi ce qu’elles représentent ».

La carte est « une contribution au débat politique » par les débats qu’elle ouvre et se doit d’être accessible aux non spécialistes. Au Kenya, la visibilisation est une « protection ». À New York, l’inventaire des terrains publics vacants par le collectif 596 Acres permet de faire du « droit à la ville » une réalité effective et de contrer la spéculation. En Méditerranée, Alarmphone.org cartographie les passages sûrs et soutient les personnes « qui revendiquent leur droit à la liberté de mouvement » – laquelle « n’est pas un crime ». En Égypte, l’équipe de HarassMap a cartographié le harcèlement sexuel, construit un outil de signalement, et fournit des informations sur l’accès à une aide juridique et psychologique : depuis 2010, cela a créé le débat sur ce fléau et contribué à remettre en question les stéréotypes.

Le livre, qui célèbre clairement l’intelligence collective, se clôt sur un fanzine (téléchargeable gratuitement ici) qui rassemble des conseils du collectif pour organiser un atelier, définir l’objectif et l’usage de la carte, choisir son support (il y en a qui choisissent le tricot !), sa diffusion… L’essentiel : « Respectez la parole et le droit d’autrui ! Montrez un monde différent ! Créer des communs ! ».

Ceci n’est pas un atlas : la cartographie comme outil de luttes

Kollektiv Orangotango+, ss. dir. Nepthys Zwer,

Éditions du commun, 240 p. + livret de 32 pages, 25 € / 320 DH