Au miroir de l’argent

Au miroir de l’argent

Auteur : Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°9, Au miroir de l’argent Collectif

L’argent, les passions, les affects

Le neuvième numéro de la revue Sensibilités décrypte la dimension subjective et émotionnelle qui détermine le rapport à l’argent.

L’homo œconomicus au comportement froid et rationnel ? Un pur mythe, que démontent méthodiquement ici les auteurs de la revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales, hébergée par la très dynamique maison d’édition parisienne Anamosa. Ce semestriel s’intéresse aux sciences sociales par le prisme de la subjectivité, celle-ci étant conçue « non pas comme objet mais bien comme une démarche de connaissance », pour voir comment elle contribue à façonner le monde : « Interroger les pratiques sociales de perception, explorer la formation des liens affectifs et les modalités qui règlent les émotions, questionner l’exercice de goûts qui souvent s’ignorent en tant que goûts, c’est se doter d’un puissant outil d’intellection des sociétés présentes et passées. Mais c’est aussi s’offrir une autre traversée du politique, du social, de l’économie, des sciences, des arts et de ce qui les sépare. » Après le charisme, les rêves, l’intime ou encore la mort, Sensibilités s’intéresse aux passions déchaînées par l’argent. Ses auteurs proposent un voyage à travers le monde, le temps et les mots pour saisir les motivations, les imaginaires, l’éthique, les normes sociales que véhicule le rapport des hommes et des femmes à l’argent.

« Combien y a-t-il d’argent sur Terre ? », s’interroge d’emblée Thomas Dodman dans son éditorial, avançant une estimation en quadrillions de dollars (soit quinze zéros) et en insistant sur sa dimension majoritairement virtuelle. L’auteur s’inscrit en faux contre les récits « utilitaristes » qui font de l’argent un simple outil d’échange : c’est un « fait social total » qui concerne la politique, la culture, la morale, les affects. Et plutôt que d’en parler au singulier, il en interroge la dimension plurielle. Les argents n’ont pas tous la même quantité, la même valeur, le même sens, déterminés qu’ils sont par les pratiques et « surdéterminé[s] par [leurs] affects ». À travers les études académiques de la partie « Recherche », les textes expérimentaux de la partie « Expérience », la controverse de la partie « Dispute » et l’introspection de la partie « Comment ça s’écrit », ce sont ces facettes multiples qui sont étudiées.

Sens et portée des argents

Rebecca L. Spang propose d’abord un abécédaire de la monnaie, d’Assignat à Zinc, en passant par Bitcoin, Fétiche, Kaboul et Kandahar, et Usure. De brefs textes récapitulant un aspect historique, technique, éthique ou géographique du sujet. L’anthropologue Alban Bensa livre une passionnante note de terrain sur ses travaux en Nouvelle-Calédonie. Il y observe les âdi, figurines confectionnées à partir de coquillages, de fibres végétales, de poils et de bois, qui ont une forme de personnage et ont été considérés comme la « monnaie kanak ». Il en décrypte le sens partie par partie, et surtout l’usage : « c’est un outil juridique qui permet une organisation » et scelle des relations. L’historienne italienne Francesca Trivellato, elle, interroge la notion de confiance à travers les lettres de change dans l’Europe moderne, dont elle suit les circuits sociaux et géographiques. Les lettres de change, affirme-t-elle, le Ngram Viewer de Google à l’appui, ont plus marqué le vocabulaire économique européen que le terme de main invisible… Et elles ont contribué à « éroder de l’intérieur la société d’ordres de l’Ancien Régime » ce qui eut pour corollaire de déclencher des passions complotistes, notamment antisémites. Les chercheurs suisses Solène Morvant-Roux et Jean-Michel Servet, interrogent le rapport symbolique à la monnaie et le dogme de sa « fongibilité », c’est-à-dire le caractère substituable de ses formes : or l’articulation des sphères marchandes et non-marchandes montre les limites des sphères d’échange, et les pratiques de cloisonnement existent. Ils prennent pour exemple les pratiques de réciprocité au Mexique et les marquages moraux dans les banlieues françaises. La sociologue française Jeanne Lazarus analyse l’argent des femmes, depuis les stéréotypes stigmatisant la dépensière pour occulter des relations inégalitaires et de dépendance entre femmes et hommes – « inégalités de salaires, inégalités de patrimoine et de surcroît, invisibilisation des contributions économiques des femmes » – jusqu’aux travaux féministes soulignant l’alliance entre patriarcat et capitalisme et la nécessité de « penser des façons féminines d’organiser les liens économiques ». Elle pose aussi la question d’un meilleur partage de l’argent public, qui ne se ferait plus selon des schémas reproduisant des inégalités de genres. Le sociologue argentin Ariel Wilkis, lui, travaille sur « l’argent suspect des classes populaires », autant à travers la littérature latino-américaine qu’à travers les réalités sociales, pour esquisser une « sociologie morale de l’argent », reflet des luttes symboliques et politiques. La latiniste Florence Dupont interroge le rapport à l’argent des sociétés de l’Antiquité grecque et romaine où « la richesse qui ne se voit pas n’existe pas » et où on stigmatise l’avare et le parasite qui contreviennent à l’impératif du don et du contre-don. Pour l’historien français Sylvain Piron, l’argent a bien une odeur, et nauséabonde : depuis le XIIIème siècle, avec l’essor du monde urbain, les prédicateurs rivalisent de comparaisons immondes pour stigmatiser la transformation des relations qu’induit la monnaie.Enfin, dans la partie « Dispute », l’historienne Ute Frevert interroge les émotions et les esprits animaux de l’homo œconomicus et souligne les difficultés de la théorie économique à les intégrer, tant les économistes « adhéraient à un idéal de pureté » et rêvait leur discipline en science exacte.

Dans les parties plus créatives, l’historienne Anouche Kunth propose une série de textes brefs qui retracent les micro-transferts qui jalonnent les migrations clandestines. L’écrivain et réalisateur Christophe Cousin analyse le film de Robert Bresson, L’Argent, où celui-ci est au principe de la narration. Thomas Dodman, lui, imagine que Marx, en exil à Londres, manquait d’argent et en rêvait, un rêve au fondement de sa théorie économique. Quant à Omar Benlaala, sa nouvelle pose la question de la sincérité d’un jeune écrivain et de sa motivation lors d’une transaction particulière…Le numéro se clôt sur un article de l’historien Dominique Kalifa, disparu en décembre 2020, qui se proposait d’écrire une histoire des imaginaires, pour alimenter l’écriture de l’histoire par des apports empruntés à la philosophie, à l’anthropologie, à la psychanalyse.

 

Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°9, Au miroir de l’argent

Collectif

Anamosa, 192 p., 22 €