Au-delà des Panthéons

Au-delà des Panthéons

Auteur : Howard Zinn

L’autobiographie de Howard Zinn, historien et militant, est un acte de confiance dans la capacité de l’être humain à résister à toutes formes d’oppression.

 

L’impossible neutralité est la substantifique moelle de ce que la vie à appris à Howard Zinn (1922-2010). L’historien s’y dévoile au fil de ses prises de conscience et de ses engagements militants, notamment pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam. Ce n’est qu’à la fin qu’il aborde des aspects plus intimes : son enfance pauvre à Brooklyn, ses amitiés communistes, son travail dans un chantier naval – où il ouvre les yeux sur la ségrégation raciale et l’exclusion des Noirs du syndicat –, ses études grâce au GI Bill, permettant aux anciens combattants d’avoir un salaire… Le titre original de ce livre (paru en 1994 en anglais et traduit en 2006 en français), You can’t be neutral on a moving train (on ne peut pas rester neutre dans un train en marche), résume sa philosophie : un questionnement des ordres établis pour remettre en cause « toute politique d’intimidation : celle des grandes nations sur les plus faibles, des Etats sur les citoyens, des employeurs sur les employés, ou de quiconque – qu’il soit de gauche ou de droite – qui penserait détenir le monopole de la vérité ». D’où sa méthode, un aller-retour entre enseignement et militantisme.

Howard Zinn était un intellectuel engagé au côté des faibles et des dominés, qui n’a pas hésité à prendre des risques (perdre son travail et connaître la prison) pour les causes qu’il défendait. Ses enseignements, il les tire des faits précis dont il témoigne. Professeur au Spelman College, université noire à Atlanta, il accompagne les premiers actes de résistance à la ségrégation raciale, au tout début du mouvement pour les droits civiques. Il raconte la force symbolique que représente l’acte d’aller à la bibliothèque pour demander la Déclaration d’Indépendance et la Constitution, d’occuper des cafétérias, de faire la queue pour s’inscrire sur les listes électorales… « L’histoire des mouvements sociaux se focalise trop souvent sur les grands événements, les moments clés », conclut-il. « Ce qu’il y manque, ce sont les innombrables petites actions entreprises par des inconnus qui ont pourtant ouvert la voie à ces grands moments. Si nous comprenons cela, nous comprenons également que les plus infimes actes de protestation peuvent constituer les racines invisibles du changement social ». Souvent ignorés des médias et des politiciens jusqu’à ce que la contestation grossisse et ne puisse plus être tue, ces actes contribuent à faire bouger, insensiblement mais de façon irréversible, des lignes qui semblaient immuables. Howard Zinn relève l’importance des « intérêts bien compris » dans l’acceptation des changements, même si les comportements et les mentalités mettent plus de temps et que la marche vers l’égalité est longue et jamais acquise. Il raconte aussi comment son expérience d’aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale lui a fait réaliser que, quelle que soit la justesse de la cause défendue, « l’environnement guerrier déshumanise tout individu qui s’y trouve impliqué et produit un fanatisme dans le cadre duquel les motivations morales originelles se trouvent ensevelies sous la montagne d’atrocités commises par les deux camps ». Et surtout, « à la fin de la guerre, Hitler et Mussolini avaient disparu et le Japon était vaincu, mais le militarisme, le racisme, la tyrannie ou le nationalisme délirant avaient-ils disparu avec eux ? Et les principaux vainqueurs, Etats-Unis et Union soviétique, ne se constituaient-ils pas un arsenal nucléaire qui laissait présager une guerre à côté de laquelle l’holocauste hitlérien paraîtrait bien modeste ? » Aucune guerre n’est donc légitime et Howard Zinn se fait le chantre de l’action directe non violente, « pas simplement de non-violence passive, encore moins de reddition, d’acceptation ou de complaisance, mais d’action, de résistance, de mobilisation avec la volonté affichée de réduire la violence au minimum. » Il s’oppose à la guerre du Vietnam, où il va récupérer trois prisonniers, et dénonce le soutien des Etats-Unis aux pire dictatures.

 

La force de la patience

Howard Zinn était « soucieux de remettre le plus grand nombre, avec son  quotidien et ses idéaux, à sa place d’acteur principal de l’histoire », rappelle en préface Thierry Discepolo. A la prétendue neutralité du savant, il préférait « l’honnêteté, valeur cardinale dans la recherche et l’exposition des faits », qui seule permet de voir ce qu’occultent les représentations imposées par les groupes dominants. Les Pères fondateurs ? c’étaient aussi de « riches Blancs esclavagistes »… Convaincu que « l’oppression raciale et l’oppression de classes étaient intimement liées », Howard Zinn est sensible à toutes les formes d’oppressions : celle de l’argent, de la puissance militaire, ou du statut social. A la misère et au mépris. Il est d’ailleurs l’auteur d’Une Histoire populaire des Etats-Unis, vendue à 300 000 exemplaires, réimprimée 24 fois et nommée pour l’American Book Award. C’est pourquoi il est attentif au « pouvoir ignoré » des gens ordinaires. Pour lui, une révolution, c’est avant tout la « simple combinaison d’affrontements courageux et d’obstination patiente ».

La patience est le mot clef de ce livre fondamentalement optimiste : « Aucun piquet de grève même tristement peu suivi, aucun rassemblement même clairsemé, aucun échange d’idées en public ou en privé ne devait être considéré comme insignifiant ». Aucune tyrannie ne résiste à la détermination des individus qui se retrouvent à défendre, ensemble, une cause commune. La désobéissance civile ? Un devoir citoyen : « Lorsqu’un gouvernement trahit ces principes démocratiques, c’est lui qui est antipatriotique ». Au contraire, « le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale », porte ouverte à l’acceptation de toutes les dérives totalitaires et belliqueuses. S’il fait l’éloge de l’action collective, Howard Zinn est aussi confiant dans le fait que « les êtres humains ne sont pas des automates » et qu’individuellement, ils peuvent prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’autorité et de l’ordre dominant. Et il conclut : « Ne pas croire en la possibilité de changements spectaculaires, c’est oublier que des changements ont déjà eu lieu ».

 

Par: Kenza Sefrioui

L’impossible neutralité – autobiographie d’un historien et militant

Agone, collection Eléments, 360 p., 12 €