Al-Qiwamah legitime-t-elle la domination masculine ?

Al-Qiwamah legitime-t-elle la domination masculine ?

Que disent les interprétations traditionalistes ?

« Les hommes sont « qayâmûn » sur les femmes en raison des faveurs (bima fadala) qu’Allah accorde à ceux-ci sur ceux-là (ba’da-hum ‘alâ ba’d) et aussi en raison des dépenses qu’ils font de leurs biens (bima anfaquou) », Coran 4 :34.

Ce verset a été, sans conteste, LE verset à partir duquel l’interprétation herméneutique patriarcale a façonné tout son modèle – aussi bien économique que social – de la famille en islam. Presque tous les autres versets coraniques, voire tous les textes se référant aux femmes ou à la relation hommes/femmes ont été lus et compris à travers la grille d’al-Qiwâmah, perçue dès lors comme un « droit » des hommes sur les femmes1.

Le terme « Qawâmûn » a été, dans la majorité des cas, compris et traduit par « autorité » ou « direction » : « Les hommes ont autorité sur les femmes » ou encore « Les hommes ont la charge et la direction des femmes ». Cest cette signification « dautorité » (soulta) qui revient dans pratiquement toutes les interprétations traditionalistes que celles-ci soient classiques ou contemporaines.

La majorité des exégètes ont interprété ce concept de « Qawâmûn » comme étant laptitude de lhomme à être le « chef » de la femme (ra’îsu-ha), son supérieur (kabîru-ha), celui qui la dirige (al-hâkimu ‘alay-ha), celui qui a le droit de la « corriger » si elle s’écarte du droit chemin (al mu’addibu-ha idha ‘awijat)2.

Tous s’accordent donc à privilégier l’homme, au-delà de son rôle d’époux, par cette « préférence » (bimafadala) octroyée par le Créateur et la suite du verset en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-ci sur ceux-là (ba’da-houm ‘alâ ba’d) est généralement traduite par « ceux-ci sur celles-ci » ou dans d’autres traductions par « en raison des avantages que Dieu leur (les hommes) a accordés sur elles »Ce qui pour certains équivaut à confirmer la supériorité incontournable de tous les hommes sur toutes les femmes3.

Étant donné que les hommes ont l’obligation d’entretenir toute la famille, y compris l’épouse, cette dernière est supposée être, par conséquent et par reconnaissance, soumise à cette autorité masculine. C’est la logique du contrat de mariage retrouvé dans les traités de droit musulman (fiqh) et qui confirme que l’époux a tous les droits sur sa femme, qui lui appartient à l’instar d’une marchandise qu’il a acquis corps et âme, du moment qu’il assure la « nafaqa », à savoir la charge financière de la famille.

L’interprétation abusive de cette notion de al-Qiwâmah, dans les compilations classiques a donc légitimé une supériorité effective des hommes, qui, elle-même, a cautionné l’obligation d’obéissance de la femme à son époux, désignée en arabe par tâ’a4.

L’interprétation traditionaliste juridique de ce concept, influencée par les conjonctures sociales patriarcales d’une part et la dimension politique des régimes tyranniques de l’époque d’autre part, s’est faite, avec le temps, à travers la grille de lecture de la « hâkimiyya » ou « gouvernance politique » puisque lon a délibérément comparé l’époux au « hâkim » c’est-à-dire au Calife. La gouvernance politique se faisant sous le mode de l’autocratie et du despotisme politique, al-Qiwâmah, par extrapolation, devenait par la force des choses, synonyme de despotisme familial (tasallut), terme que l’on retrouve dans l’explication classique d’al-Qiwâmah5.

Relecture critique et réformiste

Selon le contexte du verset, le terme Qawâmûn veut dire ici plutôt « pourvoir » ou « subvenir », ce qui est conforté par la suite du verset faisant référence aux « dépenses que les hommes font de leurs biens ». Les hommes donc « pourvoient » ou « subviennent » aux besoins de leur épouse et de leur famille.

Nous sommes ici au cœur d’une dimension coranique cruciale incontournable pour la compréhension de tous les principes qui en découlent. En effet, il s’agit là de l’exemption octroyée aux femmes quant aux charges financières familiales. Le Coran ne fait que se placer dans le contexte général et culturel de l’époque qui était, rappelons-le, aussi celui de toutes les autres sociétés et dans lequel la responsabilité financière de la famille reposait en général sur les épaules de l’époux considéré comme étant le responsable de la famille.

Il faudrait aussi attirer l’attention sur la suite du verset « bimâ fadala ba’da-hum ‘alâ ba’din » qui est souvent interprété par : « en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci ». En réalité, la traduction littérale serait : « en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-ci sur ceux-là » ; autrement dit, les faveurs accordées à certains hommes ou femmes par rapport à d’autres hommes ou femmes. Dans le cas contraire, on aurait eu : « bimâ fadala ba’da-hum ‘alâ ba’di-hina ». C’est ce qu’explique l’Imam Mohammed Abdouh qui affirme que ce verset stipule que « certains hommes sont favorisés par rapport à certaines femmes et que certaines femmes sont favorisées par rapport à certains hommes »6.

Al-Quiwamah n’est pas un honneur (tashrîf) mais une responsabilité (taklîf) à l’inverse de ce qui a été rapporté par les interprétations patriarcales et dont on a déduit la supériorité innée des hommes7.

Il est donc impossible d’accéder à une interprétation quelque peu objective du verset qui parle d’al-Qiwâmah si on ne tient pas compte de l’intégralité du texte coranique et de l’ensemble des versets qui, concernant les femmes, ont stipulé l’égalité et instauré une véritable dynamique d’autonomie des femmes ; impensable pour le contexte social aussi bien conjoncturel que mondial de l’époque.

Al-Qiwâmah, ici, doit être donc lue dans le cadre référentiel du mariage, autrement dit en parallèle avec des notions telle que al-Ma’rûf ou « bienséance » qui revient dans différentes injonctions coraniques, comme celles qui ont trait à la vie conjugale, au divorce ou à la cohabitation sociale8

Il faudrait aussi savoir relire la Qiwâmah concomitamment avec les autres versets en relation avec la vie familiale comme ceux qui incitent maris et femmes au partage des responsabilités et à l’entraide mutuelle – awliyâ’ ba’du-hum min ba’,d, à la bonté et lamour – rahma wa mawadda – et surtout à l’entente et à la consultation réciproque – tashâwur wa tarâdi –9.

On ne peut ainsi lire le verset qui parle d’al-Qiwâmah et qui semble, selon l’interprétation classique dominante, donner des prérogatives aux hommes sans avoir au préalable pris en considération, une autre obligation primordiale du Coran qui est celle de la justice (‘Adl) préconisée tout au long de la révélation comme un préalable indispensable à toute relation humaine.

Cette implication de l’homme dans la gestion du foyer conjugal était une manière d’équilibrer certaines tâches au sein du couple, ce qui permettait aux femmes, surtout celles d’entre elles qui étaient en âge de procréer, d’élever leurs enfants sans contrainte aucune. Il est à préciser qu’aucun verset coranique ne vient répartir des tâches spécifiques ou assigner des fonctions particulières à l’un des deux sexes ni même suggérer le fait que le travail domestique soit du ressort inaliénable des femmes, comme le pensent de nombreux musulmans. Il n’y a pas un seul verset qui parle dans ce sens.

Le Coran, à travers ce concept d’al-Qiwâmah, insiste sur cette responsabilité financière des hommes dans le cadre de la vie conjugale notamment lors des périodes comme la grossesse, l’accouchement et l’allaitement – où les femmes ont besoin qu’on leur assure un minimum d’aide et de soutien aussi bien moral que matériel. On peut reformuler ce concept comme étant une manière d’offrir aux femmes, surtout dans le contexte de l’époque, mais tout autant valable de nos jours, une mesure de protection financière supplémentaire, autrement dit de leur assurer une mesure compensatoire durant ces périodes de vulnérabilité physiologique. Cela rejoint en quelque sorte certaines revendications féministes actuelles qui insistent sur le fait que les femmes ont droit à un traitement égal dans toutes les sphères de la vie sociale et, parce qu’elles sont des femmes, elles nécessitent des dispositions supplémentaires en matière de maternité et de santé reproductive, et ce, pour assurer que cette égalité soit possible.

Un concept qui évolue avec le temps

L’al-Qiwâmah est-elle toujours en mesure d’être prise en charge uniquement par l’époux aujourd’hui dans la précarité du monde du travail et de tous ses aléas ?

Elle devrait sûrement être actuellement comprise et réinterprétée aussi bien dans le cadre de la responsabilité générale partagée dont parle le Coran dans son éthique du mariage que devant les impératifs pratiques de nos temps modernes où les deux époux sont confrontés à une réalité quotidienne dans laquelle la coresponsabilité financière devient un fait évident, par la force des choses10.

Il faudrait savoir aussi reconnaître et, à l’instar d’autres concepts coraniques de l’ordre du conjoncturel, que l’interprétation d’al-Qiwâmah tend à évoluer avec le temps d’autant plus que l’assignation à des rôles sociaux spécifiques n’a jamais été établie par le Coran.

Enfin, il est utile de rappeler aussi qu’une fois ce concept de Qiwâmah, compris et réinterprété, comme étant une Qiwâmah de soutien mutuel et de responsabilité partagée, l’argumentaire de la demi-part de l’héritage assignée aux femmes, dans le cas de la fratrie, sera déconstruit de facto

 

1.     Le concept de Qiwâmah provient du terme coranique « Qawâmûn » comportant la racine « qwm » et qui, dans la langue arabe, peut avoir jusqu’à trente significations comme : se lever, s’exécuter, entreprendre, accomplir, procéder, se redresser, pourvoir, s’insurger, supporter, « porter »

2.     Voir Tafsîr Ibn Kathir (2004), vol. 8, page 350, Dar Al- Kotob al ilmiyah, Beyrouth, Liban, en arabe.

3.     Parmi ces arguments, on retrouvera par exemple : « Les hommes sont naturellement plus doués de raison que les femmes qui sont émotives ; ce sont les hommes qui occupent les postes de haute responsabilité politique et juridique tel que la haute commanderie, la gouvernance et la magistrature. Seuls les hommes peuvent prétendre à l’imamat dans la prière, le prêche du vendredi, le témoignage, et la fonction de muezzin. Les hommes sont plus portés vers l’érudition, la sagesse d’esprit et l’apprentissage des sciences que les femmes», Tafsirs de Tabari, Ibn Kathir et al Qurtubî.

4.     Faudrait-il rappeler ici que ce concept de tâ’a tel qu’il fut interprété par les juristes dans son sens de « soumission » de l’épouse à l’époux n’est pas retrouvé dans le Coran mais dans certains hadiths dits faibles ; voir l’étude faite par Chaimae Assaraf sur un grand nombre de hadiths erronés sur les femmes « al-ahâdîth al kâdhiba fî l mar’a » dans « Ahkâm al mar’a bayna l ijtihâd wa l-taqlîd », Dar el Qalam, Paris 2001, p. 341, en arabe.

5.     Pour une analyse plus exhaustive de cette perspective politique en islam, voir l’étude fondamentale faite par Zayd ben Ali al-Wazir dans « al-Fardiya » , Yemen Heritage & Research Center, 2000.

6.     L’Imam réformiste Mohammed Abdou affirme : « Al-Qiwâmah accordée à l’époux l’est, non pas parce qu’il est un homme mais de part ses capacités de gestion et d’entretien financier du foyer familial. Ce qui revient à dire que si cette capacité d’entretien revient dans un couple à l’épouse − ce qui est le cas actuellement dans nos sociétés modernes − elle est tenue d’exercer cette Qiwâmah et donc il n’y a aucune exclusivité masculine à ce sujet. ». 

7.     C’est ce qu’explique l’Imam Mohammed Abdouh qui affirme que ce verset stipule que « certains hommes sont favorisés par rapport à certaines femmes et que certaines femmes sont favorisées par rapport à certains hommes ».

Imam Mohamed Rachid Rida (1999). Tafsîr al–Manar. Éditions Dar al kutub al-’ilmiyya. Beyrouth. vol. 5, page 56.

8.     al-Ma’rûf est retrouvé à peu près 20 fois dans le Coran : 2 :228 ; 2 :241 ; 2 :180 ; 2 :178 ; 2 :232 ; 2 :233 ; 2 :233 ; 2 :234 ; 2 :236 ; 3 :110 ; 3 :114 ; 3 :104 ; 4 :19 ; 4 :6 ; 5 :6 ; 7 :157 ; 9 :67 ; 9 ;71 ;9 :112 ; 22 :41 ; 31 :17.

9.     Concepts relatifs à l’union conjugale et respectivement retrouvés dans le Coran : 9 :71 ; 30 :21 et 2 :233.

10.   Voir notamment le verset 71 de la sourate 9 qui parle d’entraide réciproque (wilaya) et dont le nouveau code de la famille au Maroc s’est inspiré.