« Islam pride » et « thanatopolitique »

« Islam pride » et « thanatopolitique »

Auteur : Fethi Benslama

Fethi Benslama décrypte à la lumière de la psychanalyse le phénomène de radicalisation au nom de l’islam et ses pulsions sacrificielles.

 

« L’islamisme a été trop souvent traduit dans le langage des théories modernes du politique (l’islam politique), oubliant que sa visée fondamentale est la fabrication d’une puissance ultra-religieuse qui renoue avec le sacré archaïque et la dépense sacrificielle, même si elle use d’adjuvants de la technologie moderne », estime Fethi Benslama. Pour le psychanalyste tunisien, qui enseigne la psychopathologie clinique à l’Université Paris-Diderot, la psychanalyse peut apporter un éclairage pas seulement sur des trajectoires individuelles, mais aussi sur les forces collectives à l’œuvre. L’auteur de La psychanalyse à l’épreuve de l’islam (Flammarion, 2002) et de La guerre des subjectivités en islam (Lignes, 2014) estime en effet qu’il y a des liens entre le psychique et le politique, et pense ceux-ci à la lumière de l’actualité marquée par les phénomènes de radicalisation au nom de l’islam.

La première partie de ce bref et dense ouvrage retrace les dynamiques de radicalisation et pense l’articulation entre savoir et crainte. Fethi Benslama souligne l’importance des technologies de communication pour prolonger la terreur et « nous appliquer l’état de choc du survivant » : « L’association entre une violence aveugle et la volonté de la donner à voir constitue un nouveau franchissement qui fait du meurtre et du suicide une communication et un spectacle ». Il évoque les travaux sur « l’ambigüité morale de la violence », avec le « retournement du résistant en terroriste et inversement », ainsi que les travaux récents décrivant les facteurs de radicalisation : « le contexte social et idéologique, la trajectoire individuelle et subjective, l’adhésion à un groupe radical ». Et il déplore que nombre de travaux fassent l’impasse sur la dimension psychologique voire psychopathologique du phénomène. Pour lui, si la radicalisation n’est plus seulement le fait des classes populaires, l’élément le plus significatif est l’âge des radicalisés : les deux tiers ont entre 15 et 25 ans, donc sont « de jeunes adultes qui se trouvent dans la zone moratoire où la traversée de l’adolescence est susceptible de connaître une extension et un état de crise prolongé. » Un âge où est centrale la problématique des idéaux « à travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif, le subjectif et le social dans la formation du sujet », idéaux qui comportent « une radicalité potentielle et explosive, dont les manifestations dépendent des variations individuelles et du contexte sociohistorique ». Pour Fethi Benslama, l’impact de « l’offre jihadiste » s’explique, en plus de « cette « niche écologique » de l’idéal islamiste radical sur les plans démographique, économique, politique et géopolitique », par la psychanalyse. Et de retracer l’avidité d’idéaux d’un sujet qui veut se réinventer, y compris via des conduites ordaliques. Quand l’offre de radicalisation rencontre la demande formulée en état de fragilité identitaire, c’est la « sédation de l’angoisse, un sentiment de libération, des élans de toute-puissance » : « le sujet cède à l’automate » en sacrifiant sa singularité. À la différence de la secte où « l’individu s’assujettit aux fantasmes ou à la théorie délirante du gourou, à son exploitation économique, voire sexuelle », le jihadiste adhère «  à une croyance collective très large, celle du mythe identitaire de l’islamisme, alimentée par le réel de la guerre, à laquelle on lui propose de prendre une part héroïque, moyennant des avantages matériels, sexuels, des pouvoirs réels et imaginaires ». Un mélange de mythe et de réalité « plus toxique que le délire », conclut Fethi Benslama, qui souligne les clefs de voûte de ce mécanisme : séduction narcissique, justice identitaire, dignification et accès à la toute-puissance, repentir et purification, restauration du sujet de la communauté contre le sujet social, effacement de la limite entre la vie et la mort…

 

Désespoir musulman

 

La seconde partie analyse l’offre islamiste pour proposer des pistes de dépassement. Pour Fethi Benslama, « l’islamisme est l’invention par des musulmans, à partir de l’islam, d’une utopie antipolitique face à l’Occident, non sans user d’une partie des créations politiques de ce dernier ». Il conteste en effet la notion d’islam politique, en rappelant qu’« à l’exception de la période de la prédication de Mahomet, et peut-être de quelques-uns de ses successeurs immédiats, la subordination de la religion au pouvoir politique a toujours été la règle » : au contraire, l’islamisme viserait à subordonner le politique au religieux, et même à l’y faire disparaître. Une « sortie du politique par la religion », dont Fethi Benslama retrace l’histoire de la doctrine depuis le choc produit par l’expédition de Napoléon en Égypte et la perte de sens pour les musulmans qui s’est ensuivie. Conséquence de cette histoire sur le plan psychique : le surmusulman, qui fait de la surenchère par rapport à la tradition (« fondée sur l’idée de l’humilité »), pour « manifester l’orgueil de sa foi à la face du monde : Islam pride ». Cette figure attire les délinquants en puissance, désirant « être des hors-la-loi au nom de la loi, une loi supposée au-dessus de toutes les lois, à travers laquelle ils anoblissent leurs tendances antisociales, sacralisent leurs pulsions meurtrières » pour s’en prendre aux ennemis extérieur (l’Occident) et intérieur (le musulman « Occidenté »). Mais loin d’avoir un projet politique, l’action des surmusulmans se place sur le plan de l’espérance religieuse, en procédant par désidentification d’avec l’humanité, en aspirant à la mort et en adoptant des conduites obsessionnelles dont la « fatwa-folie » est significative. Pour Fethi Benslama, ce qui se joue, au-delà des trajectoires individuelles, n’est donc pas l’opposition entre laïcité et religion, mais « la transformation du pacte de la communauté en contrat social ». Une réflexion, elle, politique, qu’il est urgent de mener.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Un furieux désir de sacrifice : le surmusulman

Fethi Benslama

Seuil, 160 p., 15 €