Sortir l’économie des modèles abstraits

Sortir l’économie des modèles abstraits

Auteur : Michael Goodwin

Contre la pensée néolibérale et l’omniprésence du management, Michael Goodwin plaide pour l’équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé.

« Ne soyez pas surpris s’il devient un jour la première bande dessinée à valoir à son auteur le prix Nobel de sciences économiques », s’enthousiasme en introduction le professeur de droit Joel Bakan (auteur de The Corporation : The Pathological Pursuit of Profit and Power). Et ce serait mérité, tant Michael Goodwin, passionné d’histoire et d’économie, propose une synthèse limpide d’une documentation immense, servie par les remarquables illustrations de Dan E. Burr. Son point de départ, des questions simples : « Pourquoi je ne vis pas aussi bien que mes parents ? Aurai-je encore un travail l’année prochaine ? » Cherchant à comprendre, Michael Goodwin s’est d’abord plongé dans les manuels d’économie. Il s’est ensuite attaqué aux classiques : tous les grands économistes, depuis Adam Smith, Thomas Malthus et David Ricardo, jusqu’à John Maynard Keynes, Alfred Marshall et Paul Samuelson, en passant par Friedrich Engels et Karl Marx. Son but ? Proposer une vision globale claire de l’économie : « Si le tableau était compliqué dans son ensemble, aucune de ses parties n’était difficile à comprendre… Les gens doivent savoir ça ! » C’est en effet un enjeu essentiel de démocratie car « la plupart des sujets à propos desquels nous votons relèvent de l’économie. C’est notre responsabilité de comprendre ce pour quoi nous votons ». Tout au long des 300 pages, Michel Goodwin et Dan E. Burr dépouillent l’économie du jargon technique. Ils rappellent que cette discipline est inextricablement liée à la politique étrangère, à la science environnementale, à la psychologie, à l’histoire militaire, aux inventions technologiques, etc. Et avant tout, au pouvoir : « Essayer d’expliquer l’économie sans mentionner le pouvoir revient à essayer d’expliquer la politique sans mentionner l’argent ».

Cela donne un livre passionnant et très riche. On suit, selon une trame chronologique, l’histoire politique et militaire (centrée sur l’Europe et les Etats-Unis), l’évolution des technologies et leurs conséquences sociales, les problématiques qui se sont posées à chaque époque et ont interpellé les penseurs. Ces concepts, à commencer par celui de capitalisme, ainsi que toutes les notions en usage dans le monde de l’économie, sont expliquées par des exemples concrets, souvent humoristiques : risque, monnaie, avantages comparatifs, économie mixte, bulle, spéculation, obligations pourries, haut risque, intérêt élevé… Ainsi, pour expliquer l’approche néoclassique de l’offre et de la demande, avec ses notions de rendement décroissant et d’utilité décroissante, Michael Goodwin cite Shakespeare : « Mon royaume pour un cheval ! »

 

Mises au point

Le récit souligne surtout les enjeux de pouvoir et les débats politiques que chaque situation a suscité. Michael Goodwin ne se contente pas de situer les penseurs dans leurs contextes mais rappelle comment ils sont relus à la lumière des enjeux contemporains. D’où quelques mises au point. A propos d’Adam Smith, il affirme : « On a parfois l’impression que les gens passent plus de temps à vénérer Adam Smith qu’à le lire. » A côté de l’idée selon laquelle le marché peut s’autogérer sans que personne ne donne des ordres (qui est, depuis, au cœur de la pensée économique), Adam Smith insistait sur le rôle du gouvernement dans la gestion des biens publics et sur la nécessité de plafonner le taux d’intérêt pour éviter les paris délirants. Il estimait aussi qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres (les travailleurs) est pauvre et misérable ». Ainsi, « le grand message oublié de la Richesse des nations est « prenez garde aux capitalistes ! »

Michael Goodwin rappelle qu’« un modèle ne prouve rien » dans le monde réel, car c’est le contexte et les rapports de force en présence qui sont à prendre en compte. A propos de l’économie mixte, mise en œuvre par Bismarck, l’auteur rappelle qu’il s’agissait au départ d’une « expérimentation socialiste » mais qu’« aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si certains secteurs de l’économie doivent être contrôlés par l’Etat ; non, la vraie question, c’est lesquels, comment et dans quel but ». Possession de la terre, lien entre taxation et représentation, pouvoir de négociation, sont des problématiques hautement politiques. Et de contester les thèses de l’Université de Chicago, conduisant à des profits privatisés et des pertes socialisées, et la gestion par les chiffres imposée par le management.

L’argumentation de Michael Goodwin éclaire les limites de la pensée néolibérale et constitue un plaidoyer pour un équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé, pour des régulations garantissant l’intérêt général. L’auteur applaudit la loi antitrust (1914), l’impôt sur le revenu (1913) les avancées dans le droit du travail, les programmes sociaux, la loi Glass-Steagall (1933) séparant banques d’investissements et banques commerciales : « un parfait exemple de la manière dont devraient être faites les réglementations : non pas des réglementations complexes appliquées par des armées d’inspecteurs, mais des règles simples qui alignent les avantages privés avec l’intérêt public ». Et de rappeler, chiffres à l’appui, que « l’inflation est gênante, mais le chômage tue ». Le dernier chapitre fait le bilan sur la crise de 2008, le mouvement Occupy Wall Street, les questions environnementales de plus en plus pressantes… Deux citations invitent à éclairer la réflexion sur l’avenir. D’une part, cet avertissement si actuel du président Dwight Eisenhower « Cette  conjonction d’une immense institution militaire et d’une énorme industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine… Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera ». De l’autre, L’ère de l’opulence, le bestseller de Galbraith (1958) qui dénonçait la pression à la consommation amenant les gens à se considérer « comme des consommateurs plutôt que, disons, des travailleurs ou des citoyens ». Sans conclure, Michael Goodwin invite à consulter ses sources, des hypothèses complémentaires et une bibliographie triée en fonction des recommandations de l’auteur, sont sur www.economixcomix.com. Un livre d’utilité publique.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Economix, la première histoire de l’économie en BD

Michael Goodwin et illustrations de Dan E. Burr, traduit de l’anglais par Hélène Dauniol-Remaud

Les Arènes, 304 p., 21,90 €