Reconnaissance au travail et reconnaissance du travail

Reconnaissance au travail et reconnaissance du travail

La théorie de la reconnaissance

 

Le philosophe Axel Honneth1, successeur de Jürgen Habermas, a théorisé le besoin de reconnaissance comme élément clé de la construction de l’identité. Il distingue trois sphères de reconnaissance dans les sociétés modernes :

  • « Le principe de l’amour », dans la sphère de l’intime (l’amour ou la sollicitude), désigne ici tous les rapports affectifs forts qui nourrissent les rapports amicaux, amoureux, familiaux. C’est grâce à l’expérience de l’amour que chacun peut accéder à la confiance en soi.
  • « Le principe de la solidarité » dans la sphère de la collectivité : pour pouvoir accéder au sentiment d’estime de soi, chacun, notamment dans le travail, doit pouvoir se sentir considéré comme utile à la collectivité, en lui apportant sa contribution.
  • « Le principe de l’égalité » dans la sphère des relations juridiques : chacun doit pouvoir sentir avoir les mêmes droits que les autres individus pour développer ainsi le sentiment de respect de soi.

À la lumière des travaux de A. Honneth, nous allons aborder la question de la reconnaissance au travail à partir de deux approches de la clinique du travail : d’une part, la psychodynamique du travail et, d’autre part, la clinique de l’activité. Ces approches ont en commun de s’intéresser à la mobilisation de l’intelligence en situation de travail, à l’activité telle qu’elle est vécue (sur le versant du zèle pour la psychodynamique du travail, sur celui de l’activité empêchée pour la clinique de l’activité) et donc à la parole des travailleurs et travailleuses sur ce qu’ils et elles font, à la dimension collective du travail.

 

La psychodynamique du travail

 

La psychodynamique du travail a été développée en France au début des années soixante-dix par Christophe Dejours (lire Entretien p. 25-31). Elle a pour objet « l’analyse dynamique des processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail ». Elle définit le travail comme « l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail »2.

Le travail du point de vue du clinicien se caractérise essentiellement par sa part « subjective » et « vivante », à savoir les initiatives, l’ingéniosité, l’inventivité qui sont mobilisées par ceux qui travaillent et que l’on désigne comme le travail réel. Cette définition du travail insiste sur les processus psychiques mobilisés dans l’activité de production de biens et de services, ce que désigne également la référence à « travailler ».

L’expérience du travail représente donc une épreuve psychique majeure dans la mesure où elle permet la confrontation à ce que l’on désigne comme « réel du travail ». Travailler consiste alors à endurer la confrontation à l’échec en vue de trouver une solution à un problème inédit et imprévu. La souffrance appelle une transformation de soi et se trouve mobilisée au service de la recherche d’une solution face à l’échec (travailler : sortir de soi).

Le travail engage toujours une activité de conception et n’est pas réductible à un travail d’exécution.

Selon Christophe Dejours, travailler, c’est « mobiliser des ressorts affectifs et cognitifs de l’intelligence »3. Dans certaines situations de travail « impliquant des risques pour la sécurité des personnes et la sûreté des installations », il est difficile de cerner l’incompétence ou l’anomalie du système technique, d’où le développement de la souffrance face à la crainte d’être incompétent là où la responsabilité est engagée. En contrepartie de la contribution que le sujet apporte à l’organisation, il attend une rétribution. Cette rétribution attendue est fondamentalement symbolique, elle revêt une forme spécifique : la reconnaissance.

La reconnaissance apparaît comme décisive dans cette dynamique de la mobilisation subjective de l’intelligence et de la personnalité dans le travail. Le rôle majeur que la reconnaissance joue dans le destin de la souffrance au travail est la possibilité de transformer cette souffrance en plaisir. Cette reconnaissance vient compléter le registre de la construction de l’identité du sujet, identité qui constitue l’armature de la santé mentale.

La reconnaissance du travail est cruciale dans la mesure où nous avons besoin que la valeur de notre contribution soit comprise et respectée pour conserver, ou mieux, pour améliorer les conditions de son exercice. Pour Christophe Dejours, la reconnaissance porte sur le travail effectif et s’obtient par la médiation de deux jugements.

 

  • Le jugement de beauté délivré par les pairs (le travail est reconnu être réalisé dans les règles de l’art). En effet, ceux qui font le même métier sont les mieux placés pour en connaître les difficultés, pour apprécier le savoir-faire et la créativité mis en œuvre. Ceux qui sont extérieurs au métier risquent de n’en percevoir que les aspects les plus visibles, mais parfois secondaires. De plus, la reconnaissance interne renforce la solidarité du groupe, l’entraide, le partage des « ficelles du métier ».
  • Le jugement d’utilité délivré par la hiérarchie, reconnaissant que le travail répond aux objectifs. Ce jugement valorise la compétence, l’investissement dans le travail, l’expérience et la culture de métier qui est l’articulation concrète de l’intelligence conceptuelle des travailleurs et de leur intelligence pratique qui, elle, combine ruse, sagesse et habileté à agir en vue d’un bien. Donc, reconnaître le travail accompli, c’est permettre au sujet de se servir de ce qu’il va ressentir pour se construire dans un rapport à l’autre.

 

« Ces deux jugements s’avèrent fréquemment en contradiction et l’augmentation de l’écart entre l’un et l’autre est largement tributaire de l’absence de débat sur le travail »4. Le succès de la dynamique de la reconnaissance repose sur la capacité collective de rendre les jugements de beauté et d’utilité les moins contradictoires et les plus congruents possibles.

 

La clinique de l’activité

 

Yves Clot représente un autre courant de la clinique du travail situé à l’intersection de l’ergonomie et de la psychopathologie du travail. La théorie de l’activité remonte au début du XXe siècle avec les travaux des psychologues russes, Leontiev Luria et Vygotski. Pour Vygotsky, « c’est uniquement en mouvement qu’un corps montre ce qu’il est »5. À la lumière de ces travaux, la clinique de l’activité vise à remettre le métier en mouvement jusqu’à la transformation de la tâche.

 

Il s’agit là d’une analyse des rapports entre activité et subjectivité. C’est une approche centrée sur le développement des collectifs professionnels, des pratiques de controverses entre professionnels. Elle traite de la souffrance au travail comme d’un développement empêché, d’une amputation du pouvoir d’agir. Quant au plaisir du travail réussi, il renvoie aussi à l’entretien et la contribution à une histoire commune, celle du métier. Pour Yves Clot6, la psychopathologie du travail permet de repenser l’activité. Le réel de l’activité n’est pas que le réalisé. C’est aussi les activités suspendues, contrariées, empêchées, voire les contre-activités : elles doivent donc être admises dans l’analyse.

 

Si l’efficience du travail dépend de sa maîtrise, elle dépend aussi du sens que l’individu lui donne7 ; d’où l’importance de l’analyse du travail afin de reconnaître dans chaque situation, qui est toujours singulière, l’état des rapports entre l’efficience et le sens de l’action. Le sens étant toujours présent jusque dans les activités apparemment les plus réglées, celui que l’individu leur donne tend à devenir une condition d’efficience avec une connaissance des activités humaines qui fait de plus en plus partie du travail lui-même.

La médiation de l’échange avec autrui va permettre alors au sujet de redécouvrir son expérience, de la réorganiser, de lui faire changer de sens à l’occasion de la discordance surgie entre le travail lui-même et la co-analyse dont il devient l’objet : « La compréhension des situations de travail développe ainsi le pouvoir d’agir du sujet sur son activité réalisée »8.

 

« En se centrant sur la dimension subjective de ce qui est énoncé, la médiation réalisée dans l’échange avec autrui va permettre à chacun de voir son activité avec les yeux de l’activité de l’autre, notamment lors d’auto-confrontations croisées et de redécouvrir son expérience en vue de la transformer »9. Ainsi, à partir d’un moyen détourné d’analyse des traces laissées avec des mots prononcés qui sont le support de la pensée, le sujet va pouvoir accéder au réel de l’activité.

 

Le réel de l’activité étant « ce qui ne se fait pas, ce que (l’individu) ne peut pas faire, ce qu’il cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs – ce qu’il aurait voulu ou pu faire, ce qu’il pense ou qu’il rêve pouvoir faire ailleurs, ce qu’il a fait pour ne pas faire ce qui est à faire, ce qu’il fait sans vouloir le faire, sans compter ce qui est à refaire ». Bref, « ce qui se révèle possible, impossible ou inattendu au contact des réalités », car il « déborde non seulement la tâche prescrite mais l’activité réalisée elle-même »10.

 

La clinique de l’activité aborde la question de la reconnaissance mais par une voie différente de celle de la psychodynamique. Pour Yve Clot, la reconnaissance par autrui est liée au fait de pouvoir se reconnaître dans « quelque chose » qui dépasse les personnes. Se reconnaître dans « quelque chose» serait important afin que ce que je fais reste défendable à mes propres yeux. La reconnaissance du travail bien fait (du point de vue de ceux qui le font) suppose qu’on puisse juger ce que l’on fait, ce que les autres font, délibérer avec eux sur le sens du travail, le corriger et le faire évoluer.

 

Penser et repenser individuellement et collectivement son travail permet de développer son pouvoir d’agir pour participer à la transformation de son milieu de travail.

 

 

Conclusion

 

Travailler n’est pas seulement se livrer à une activité, c’est aussi établir des relations avec autrui. Le travail est fondamentalement rencontre et échange avec les autres. L’analyse clinique du travail permet d’ouvrir la question non seulement des collectifs du travail qui assurent potentiellement une fonction de tiers entre le sujet et la réalité à transformer par l’activité, mais aussi du système organisationnel dans lequel ces activités s’inscrivent.

 

Les organisations actuelles du travail convoquent de plus en plus la subjectivité des travailleurs en faisant appel à leur responsabilité, à leur créativité et, bien sûr, à leur désir d’être reconnu en tant que sujet et non pas en tant qu’acteur. Au-delà des divergences entre les approches en clinique du travail, la reconnaissance est considérée comme étant l’élément cardinal de la construction identitaire et de l’équilibre psychique au travail.

 

  1. Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance. Paris : Éditions du Cerf.
  2. Davezies, P. (1993). Éléments de psychodynamique du travail, comprendre le travail. Éducation permanente, 3, 116, 33_46.
  3. Dejours, C. (1998). Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale. Paris : Seuil, coll. L’Histoire immédiate.
  4. Pascale Molinier et Anne Flottes (2012). Travail et santé mentale : approches cliniques. Travail et Emploi [En ligne], 129 | janvier-mars 2012, mis en ligne le 31 octobre 2012, consulté le 02 février 2016. URL : http://travailemploi.revues.org/5547
  5. Vygotski, L.S. (1931/1978). Mind in Society, the development of Higher Psychological Process. Cambridge: Harvard University Press, p.64-65.
  6. Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF.
  7. Clot, Y. (1998). Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie. Paris : Éditions La Découverte.
  8. Clot, Y. (2001). Éditorial, Clinique de l’activité et pouvoir d’agir. Éducation permanente, n° 146, 7-16.
  9. Clot, Y. et Faïta, D. (2000). Genres et styles en analyse du travail. Concepts et méthodes. Travailler, n° 4, 7-42
  10. Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF, p. 140.