Quelles subjectivits dans les organisations ?

Quelles subjectivits dans les organisations ?

S’il est aujourd’hui avéré que l’objet sociologique détermine centralement le recours à une méthode spécifique, il est aussi avéré que chaque chercheur, au nom même de la rigueur scientifique, devrait préalablement s’assurer du contrôle analytique de l’objectivité : maîtriser son sujet revient à en pénétrer les arcanes et à en débrouiller les ficelles. Il en est ainsi des organisations saisies dans une perspective sociologique. Les approches mécanistes (Taylor et, accessoirement, Ford), les démarches « organigrammiques » (Fayol et ses extensions) et alternativement « sociogrammiques » (Mayo et les tenants de l’école des relations humaines), les théories universalistes (inspirées du political economy), culturalistes (émanant de l’anthropologie et vulgarisées en sciences de gestion) ou dérivée de l’effet sociétal (Maurice et al.), l’approche stratégique dont Michel Crozier est probablement l’avocat le plus enthousiaste, se sont toutes assigné l’objectif d’étudier la complexité des organisations. Chacune a mobilisé une panoplie de concepts et un dispositif heuristique que je vais m’attacher ici à reconvoquer pour une présentation et une analyse fouillées. Chacune est également reconnaissable à une étude culte qui lui est indissociablement rattachée.

Dans l’histoire de la pensée sociologique, il est aisé d’identifier un moment « Sociologie des organisations » qui est indéniablement plus américain qu’européen. Ce moment coïncide avec la première moitié du vingtième siècle, soit la période qui a porté au pinacle la fondation, puis l’institutionnalisation de la discipline sociologique ; Durkheim et Weber étaient des contemporains de cette « sociologie » américaine des organisations portée par l’ingénieur Taylor (1856-1915). En effet, ce sont d’abord les ingénieurs qui se sont intéressés centralement aux organisations dans le but de les rendre plus performantes, et donc plus productives. Notons extensivement que le milieu du travail, disons les organisations marchandes, a mobilisé ces ingénieurs ayant utilement forgé des machineries cognitives mécanistes et organigrammiques (donc technicistes et formelles) : le one best way de Taylor, la division technique du travail que Taylor a pu et su instaurer avec plus ou moins de succès.

La sociologie des organisations est la sous-discipline chérie du patronat. Nous pourrions la considérer aujourd’hui comme étant hégémonique dans le contexte des économies capitalistes à l’instar des USA. Elle est enseignée dans les cursus des grandes écoles, parfois par des managers sans formation sociologique de base. Elle a été introduite en France dans le cadre du plan Marshall et a été associée au nom de Michel Crozier (1922-2013), l’avocat qui a cherché le plus à la vulgariser. Il s’agissait à l’époque de combattre le marxisme « sociologique » en France, sachant qu’à la même période la sociologie du travail est dite « ouvriériste » : une sociologie critique du taylorisme doublée d’un parti pris en faveur des ouvriers pour les doter de la « conscience de classe » si importante dans la perspective de la transformation sociale.

De l’humain broyé dans l’organisation…

Taylor, ingénieur américain, est donc l’initiateur des approches mécanistes des organisations. La question qui le préoccupait était celle de l’organisation efficiente du travail non plus dans le sens originel qu’il possédait (Beruf (la profession) et vocation comme chez Max Weber) ou eu égard à ses vertus cohésives et intégratrices comme dans la perspective durkheimienne, mais bien plus à la lueur de sa valeur, ce qu’il rapporte et ce qu’il coûte, comment en somme l’organiser pour le rationaliser. Son livre majeur, La direction scientifique des entreprises, publié en 1911 fait l’éloge de l’Organisation Scientifique du Travail (OST). Pour rendre efficiente une organisation, il faut, selon lui, optimiser la façon de travailler et, pour cela, le one best way est d’organiser scientifiquement le travail en luttant contre la paresse des ouvriers. Il s’agit d’étudier rigoureusement les tâches, de chronométrer le temps que prend chaque mouvement. Il est aussi question de séparer entre conception du travail (par les ingénieurs) et son exécution par les ouvriers non qualifiés. Taylor est allé jusqu’à qualifier les ouvriers de bœufs. L’OST passe aussi par la sélection scientifique des travailleurs selon la formule The right man at the right place. Cette approche mécaniste considère l’ouvrier comme deux bras et une poche. Beaucoup de critiques ont ciblé la doctrine de Taylor en lui reprochant de n’avoir qu’une vision utilitariste de l’Homme dans l’organisation, de générer son « aliénation » et, finalement, d’étouffer sa subjectivité. On se reportera utilement à la critique de l’un des fondateurs de la sociologie du travail en France : Georges Friedman et son ouvrage, Le travail en miettes. Parmi les extensions du taylorisme, il y a bien évidement Ford qui est dans la même logique, mais en introduisant quelques aménagements tels le travail à la chaîne, le salaire au mérite, la spécialisation et l’intéressement de ses ouvriers… Dans la même lignée, on retrouve également l’ingénieur français Henri Fayol qui est l’inventeur de l’organigramme. Ce faisant, il soutient que l’on peut approcher et comprendre une organisation à partir de l’organigramme, c’est-à-dire d’une conception hiérarchique de l’organisation. Il fait valoir que l’organisation d’une entreprise doit être à l’image de l’organisation militaire avec la suprématie et l’obéissance à un chef et où doivent donc régner l’ordre, la discipline et la hiérarchie, mais aussi la compétence et le savoir-faire1.

… au travailleur reconsidéré

La figure qui a cherché à dépasser les approches mécanistes et organigramiques s’appelait Elton Mayo, psychosociologue australien (1880-1949) ayant fait l’essentiel de sa carrière à l’Université de Harvard. Il a réussi à le faire en remettant l’humain au centre de l’organisation par l’élaboration du paradigme psychosociologique : pour comprendre et rendre efficiente une organisation, il faut s’occuper de l’Homme en lui accordant de l’importance par le salaire, en veillant à l’amélioration des conditions de travail et en lui témoignant de la considération. Cette prise de conscience est connue sous le nom « Effet Hawthorne » : plus les travailleurs dans une organisation prennent conscience de leur importance et de celle qui leur est accordée, mieux est leur motivation quant à donner le meilleur d’eux-mêmes au travail. Elton Mayo insiste sur le concept de sociogramme (en dépassement de celui d’organigramme) pour comprendre une organisation. Pour ce faire, il puise dans la terminologie de la psychologie sociale, en l’occurrence le concept de la « dynamique de groupe » (la théorie de la facilitation selon laquelle le travail en groupe est plus performant que le travail solitaire et, qu’en conséquence, il faut accorder des pauses au travail, encourager l’esprit de camaraderie) et l’observation rigoureuse de ce que chaque travailleur fait à son poste dans l’effectuation des tâches récurrentes. Il faut ajouter, parmi les théories qui s’étaient attachées à saisir les organisations dans toutes leurs complexités, celle de la convergence stipulant que toutes les organisations ont un fondement et une finalité économiques, c’est-à-dire gouvernées par la rationalité instrumentale. C’est le paradigme universaliste selon lequel seule la logique économique peut nous aider à comprendre les organisations, les autres dimensions ne peuvent influer que marginalement sur le processus organisationnel. Quant à l’approche culturaliste, elle fait valoir que toute organisation est surtout une affaire de culture, c’est-à-dire que l’individu au sein d’une organisation n’est pas un robot ou une machine, mais il emporte avec lui sa culture, ses valeurs, sa religion. Ce sont ces agrégats additionnés qui feraient finalement l’entreprise.

Si les ingénieurs ont insisté sur la performance des entreprises, finalité ultime de toute organisation, si les psychosociologues ont opéré une rupture d’avec ces approches mécanistes en insistant sur la motivation des individus au sein d’un groupe, les sociologues ne sont pas en reste. Il en est ainsi de l’approche stratégique développée par Michel Crozier qui fait sienne l’analyse stratégique de l’organisation. Selon lui, les acteurs dans un système organisé, ont des stratégies pour coordonner leurs actions et produire des règles. L’acteur est « celui dont le comportement (l’action) contribue à structurer un champ, c’est-à-dire à construire [des] régulations. On cherche à expliquer la construction des règles (le construit social) à partir du jeu des acteurs empiriques, calculateurs et intéressés. Ces acteurs sont dotés de rationalité, même si elle est limitée ; ils sont autonomes et rentrent en interaction dans un système qui contribue à structurer leurs jeux ». Ces acteurs sont calculateurs et intéressés, mais s’adaptent avec la contingence du système, c’est-à-dire en fonction des rapports de pouvoir en son sein.

Force est cependant de reconnaître que l’homo strategicus à la Crozier n’implique pas le besoin de reconnaissance, pourtant si important dans toute organisation. Pour réparer cet affront, des sociologues critiques (Danièle Linhart), des psychologues du travail (Yves Clot) et des tenants de la jeune psychodynamique du travail (Christophe Dejours) invitent, différemment certes, à la prise en compte des subjectivités au travail pour redynamiser les approches autour des organisations marchandes.

À la redécouverte des subjectivités au travail

Interrogeant le sens de l’investissement de l’Homme au travail, certains travaux sociologiques ont cru pertinent de revenir à l’acteur non pas en tant qu’homo strategicus, mais comme débordant d’imagination au travail et porté à la résistance face à l’organisation qui cherche à lui administrer un rythme de travail « serré » et à lui assigner un rôle d’exécutant sans histoire. La subjectivité du travailleur est appréhendée à l’aune de sa capacité à bidouiller le « travail prescrit » par son supérieur hiérarchique pour s’engager dans un « travail réel », celui qu’il accomplit selon son humeur, son style et ses résistances au travail. Il y a là un champ prometteur en sociologie des organisations, car les subjectivités au travail signifient ici la façon dont le travail prescrit est vécu et interprété en situation de travail et les ajustements ou adaptations qu’il suscite dans l’effectuation des activités récurrentes. Autant d’échappatoires à l’endurance au travail par la raillerie des activités répétitives et par l’ajustement d’une communication informelle puisée dans un univers qui fait sens aux travailleurs et au collectif. La subjectivité n’est jamais une affaire d’individus isolés, mais d’une dynamique collective. Nul ne résume mieux la place des subjectivités dans l’organisation que Vincent De Gaulejac lorsqu’il écrit : « Une analyse de l’organisation qui intégrerait la subjectivité, ainsi définie, considère que les individus sont simultanément des acteurs sociaux et indéfectiblement des sujets. L’individu est un acteur dans une scène sociale située : être infirmière, serveur, directeur de supermarché, guichetier ou ministre sont des rôles auxquels sont rattachés des attentes explicites et implicites en termes d’action, de comportement, de discours, de présentation physique et symbolique de soi. Mais les individus sont aussi des sujets. Ils ne se résument pas à leur rôle d’acteur tant qu’ils sont capables de penser leur action et leur situation sociale pour les mettre en forme et en sens au regard de leur histoire, toujours singulière. Acteur et sujet sont, dans cette conception, en dialogue, en conflit, en co-construction et défendent des intérêts de nature différente. »2

À l’heure de la mondialisation, la sociologie des organisations doit se réinventer d’autres outils pour accomplir judicieusement sa mue.

La sociologie des organisations face au changement organisationnel d’ampleur

La sociologie des organisations est aujourd’hui confrontée à une série de contraintes : la première est celle de la précarisation grandissante des salariés et la flexibilisation des modèles de gestion des entreprises. Qu’est-ce qu’il est désormais possible d’organiser : le travail, l’emploi ou la précarité ?

La féminisation et la massification du salariat de l’exécution acculent la sociologie des organisations à prendre en compte les acquis des approches genre et des théories féministes, à savoir les nouvelles donnes générées par ces deux éléments. Il en est de la gestion de la maternité, l’infléchissement de la dominante hétérosexuelle dans les organisations marchandes (harcèlement exercé sur les femmes par exemple) ou plus largement l’expression des dynamiques identitaires « marginales » en leur sein.

Le processus de la mondialisation nous place devant l’alternative suivante :

  • Soit adhérer au « cosmopolitisme méthodologique » cher au sociologue allemand Ulrich Beck, c’est-à-dire à cette posture à prétention universelle qui ferait abstraction de la prépondérance des cultures nationales dans les organisations, quitte à réinventer une alter-sociologie des organisations ; soit se ranger du côté du « nationalisme méthodologique » en souscrivant à la démarche culturaliste qui pourrait non seulement stipuler que le substrat culturel et l’élément constitutif des organisations vouant aux gémonies la nécessaire convergence de toutes les organisations vers le culte de la performance, mais qui accréditerait l’hypothèse que chaque tradition nationale légitimerait une sociologie des organisations spécifique.
  • La sociologie des organisations au Maroc est, à mon sens, à déconstruire. Comment qualifier les organisations prégnantes dans le champ marocain ?

Les organisations marchandes se caractériseraient par un déficit au niveau de la culture d’entreprise dominée elle-même aujourd’hui par le familialisme et le religieux.

Les organisations apprenantes, si nombreuses et si diverses, entre le traditionnel, le moderne et l’hybride, peuvent être également étudiées au regard de la place de l’apprenant dans les politiques éducatives et de la concordance qu’elles devraient avoir avec l’environnement socio-économique local. Au regard de ce que notre système éducatif connaît en termes d’apories et de rainures, il y a lieu de concentrer l’effort sur les adéquations entre les deux types d’organisation et réinventer des synergies salvatrices.

Les organisations non marchandes, soit les associations à caractère économique, dont les femmes sont les principales « tisseuses », seraient dans un état embryonnaire et devraient être approchées sur la base d’une méthodologie rigoureuse inspirée par l’économie mutualiste. Exhortons nos étudiants à relever ce défi pour que vive une sociologie à la fois critique et pragmatique

 

Notes

  1. Cet ingénieur, comme ses contemporains, a résumé l’essentiel de sa doctrine dans son ouvrage publié en 1916 Administration industrielle et générale. L’approche qu’il prônait est également mécaniste, en ce sens que les ordres et les consignes sont verticaux. Le contenu d’une organisation efficiente doit se déployer autour de quelques fonctions fondatrices à savoir : prévoir et planifier ; organiser ; commander ; coordonner ; contrôler.

2.     (2000). L’histoire en héritage. Paris : Éditions Desclée de Brouwer.

Bibliographie

  • Clot, Y. (2008). Le travail sans l’Homme. Paris : La Découverte.
  • Crozier, M. (1977). L’Acteur et le Système (en collaboration avec Erhard Friedberg). Paris : Seuil.
  • De Gaulejac, V. (2000). L’histoire en héritage. Paris : Éditions Desclée de Brouwer.
  • Dejours, Ch. (2000). Travail, usure mentale - De la psychopathologie à la psychodynamique du travail. Paris : Bayard éditions.
  • Durkheim, E. (1897). Le suicide. Étude sociologique. Paris : Alcan.
  • Fayol, H. (1999). Administration industrielle générale. Paris : Dunod.
  • Friedmann, G. (1956). Le travail en miettes. Paris : Gallimard.
  • Linhart, D. (2007). Pourquoi travaillons-nous ? Une approche sociologique des subjectivités au travail. Paris : Eres.
  • Maurice, M., Sellier F. et Silvestre, J.-J. (1982). Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne. Paris : PUF.
  • Mayo, E. (2010). The Human Problems of an Industrial Civilization. New York: Routledge.
  • Taylor, F. (1957). La direction scientifique des entreprises. Paris : Dunod.
  • Weber, M. (2003). Économie et société. Paris : Pocket.