Pour repenser l’égalité
Auteur : Pierre Rosanvallon
L’égalité est, pour Pierre Rosanvallon, la clef de la mise en œuvre d’une démocratie intégrale, et il est urgent d’en reformuler une définition convenant au contexte actuel.
Le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon (2011) est un manifeste tout autant qu’une magistrale leçon d’histoire, d’économie et de philosophie politique. Ecarts croissants des revenus, concentration accrue des patrimoines, montée des nationalismes, des protectionnismes et de la xénophobie, tolérance implicite face aux inégalités, etc., la crise actuelle de l’égalité éveille chez l’historien, Professeur au Collège de France et fondateur de La République des idées, une inquiétude citoyenne : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société. […] Le temps est venu du combat pour une démocratie intégrale, résultant de l’interpénétration des idéaux longtemps séparés du socialisme et de la démocratie ». Dans ce projet à la fois politique, sociétal et philosophique, la notion d’égalité est centrale, comme lors des Révolutions française et américaine à la fin du XVIIIe siècle. Pierre Rosanvallon propose de repenser nos « représentations du juste et de l’injuste » au fil d’un passionnant récit des évolutions de la notion d’égalité du XVIIIe siècle à nos jours.
Il retrace d’abord l’invention de l’égalité, avec le rejet des privilèges et des formes d’esclavage, fondant la démocratie comme une « société de semblables », égaux en liberté. Elle allait de pair avec l’économie de marché, devant détruire la société d’ordres, et avec la citoyenneté. Elle s’est donc rapportée « à une qualité du lien social beaucoup plus qu’à la définition d’une norme de distribution des richesses ». Au XIXe siècle, la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme constituent une rupture considérable dans son histoire. Le mode de production bouleverse le monde de la production et de l’échange. La société est désormais « coupée en deux », entre travail et capital. Pierre Rosanvallon identifie quatre « tentatives de requalification de l’idéal égalitaire, pour en conjurer la dynamique ou en réinterpréter le sens ». L’idéologie libérale-conservatrice dilate à l’extrême la notion de responsabilité individuelle pour « réduire à l’état de peau de chagrin la dimension proprement sociale des inégalités » ;elle oppose la liberté à une égalité taxée de « partialité ». Le communisme utopique, critiquant l’individualisme et la concurrence atomisant la société, aboutit à une extinction du politique, de l’économique et du psychologique : pas de place pour la démocratie. Le national-protectionnisme lie égalité et identité, tandis que le racisme constituant pense l’égalité comme « une homogénéité excluante ». Ces « négations et redéfinitions perverses » de l’égalité ont pris fin au XXe siècle, « siècle de la redistribution », de la réduction spectaculaire des inégalités et de la généralisation en Europe du suffrage universel. Trois réformes ont été décisives : l’institution de l’impôt progressif sur le revenu, prônant la solidarité entre catégories sociales ; la mise en place d’un « Etat instituteur du social » corrigeant les inégalités et protégeant les gens contre les risques de l’existence ; la reconnaissance des syndicats et la régulation collective du travail. Avec l’Etat-providence, égalité rime avec solidarité. Dans cette rupture intellectuelle et politique, les deux guerres mondiales ont imposé l’idée d’une « dette sociale » et renforcé « le projet d’une égalité-redistribution inclusive en tant qu’élément central de l’esprit démocratique ».
Plus d’échanges entre les citoyens
Pourtant, dès les années 1980, les mutations du capitalisme, l’effondrement du communisme et l’estompement de la mémoire des épreuves collectives ont permis le retour du « marché-roi », des « pathologies de l’identité et du lien social », l’évidemment des institutions de solidarité et l’explosion des inégalités. « Au-delà d’une forme de répétition de l’histoire, c’est le cœur même de la fabrique des sociétés démocratiques qui est menacé dans des termes inédits ». Aujourd’hui, précise Pierre Rosanvallon, « c’est une page séculaire qui est en train de se tourner : celle d’une conception de la justice sociale fondée sur des mécanismes redistributifs » : les évolutions de la société vers « l’âge de l’individu » imposent de repenser le projet démocratique dans ce nouveau cadre conceptuel.
Il consacre la dernière partie du livre à formuler les grandes lignes d’une « ébauche » de ce que serait la « société des égaux » qu’il appelle de ses vœux. Sa réflexion s’appuie sur trois piliers. Il s’agit d’abord de bâtir une « société des singularités », qui ne soit basée ni sur un « universalisme abstrait » ni sur un « communautarisme identitaire » mais sur « une construction et une reconnaissance dynamiques des particularités ». Dans cette « démocratie de reconnaissance », les politiques sociales sont appréhendées comme des dispositifs de constitution du sujet – ce qui suppose de renforcer la notion de « droit procédural qui raisonne en termes d’équité de traitement ». D’autre part, il s’agit de prôner comme étalon des relations sociales la « réciprocité d’implication », « principe d’équilibre », sur le modèle de l’amitié. Ainsi, droits et devoirs ne sont plus seulement des normes abstraites mais acquièrent « une fonction d’institution du social », dont l’Etat est garant et ordonnateur. Cela permet aussi de dépasser le seul traitement ciblé de la pauvreté et d’envisager les échanges de façon plus large, pour répondre au « malaise des classes moyennes ». Enfin, grâce à la notion de « communalité », il s’agit de repenser la manière d’être des concitoyens, à l’heure du repli sur des appariements sélectifs, et de produire du commun, que ce soit par un vécu partagé, par l’accès à des informations et une culture commune ou par la fréquentation des espaces publics par tous.
C’est en fait une refonte globale de la pensée du collectif et de l’échange que propose Pierre Rosanvallon, suggérant, dans une langue fluide et accessible à tous, de retourner la question : plutôt que chercher à établir l’égalité, ne faudrait-il pas proposer « une inégalité d’équilibre comme idéal social, aucun individu ne se trouvant en situation irréversible ou psychologiquement destructrice de cumul d’inégalité » ? Tout simplement remarquable.
Kenza Sefrioui
La Société des égaux
Pierre Rosanvallon
Seuil, collection Les livres du nouveau monde, 432 p., 22,50 €