Politique et institution du secret

Politique et institution du secret

Institution du secret

Selon le dictionnaire, le secret est ce qui doit rester confidentiel. C’est une information qu’il ne faut pas divulguer. Dévoiler le secret est une violation de haut degré, une honte, une perte de dignité et un défaut de responsabilité.

Cependant, pour que le secret ne perde pas sa force et sa vitalité, il doit être dévoilé et partagé dans le secret (« Je te révèle un secret à condition qu’il reste entre nous »). Le secret, pour durer, doit être partagé. C’est son paradoxe et sa réalité ambivalente. Relevons à ce propos au moins quatre de ces ambivalences :

  • le secret se situe entre la parole et le silence : il scelle ce dont il recèle et voile ce qu’il dévoile ;
  • il est entre l’intérieur et l’extérieur : il délie pour relier et sacralise l’intérieur ;
  • il est entre le savoir et l’ignorance : il cache ce qu’il sait et l’ignorant est tenté de le découvrir ;
  • enfin, entre l’individu et le groupe : son possesseur est non seulement un membre du groupe mais il en est à la tête1.

En somme, le secret est paradoxal. Il révèle le paradoxe de l’incommunicabilité, d’une communication reçue, vécue et intégrée, et produit en conséquence la sacralité de la vie intérieure et de l’individu et du groupe, la légitimité du pouvoir de son possesseur, et institue la hiérarchie sacrée.

L’institution du secret est une institution symbolique qui doit son existence à sa tâche fondamentale de gérer ces paradoxes et ces ambivalences au sein d’un groupe organisé, hiérarchique possédant sa conception de la société et du monde. Il rétablit ses lois symboliques et matérielles qui maintiennent la structure du groupe ; il veille sur l’ordre des relations internes, ainsi que sur son renouvellement pacifique et permanent. L’institution du secret, grâce à sa nature institutionnelle (lois morales et pénales, sanctions…), établit l’ordre du pouvoir (le secret est un pouvoir) et le pouvoir de l’ordre (soumission, écoute, respect de la hiérarchie, sacralisation de la vie intérieure… ). Elle légitime par cela le pouvoir du secret et de son possesseur.

Institution du secret et leadership politique

L’institution du secret trouve ses origines dans les organisations initiatiques et religieuses. Au Maroc, cette institution invisible a géré, depuis des siècles, les structures internes des zaouias ou confréries. Elle a toujours fait fonctionner ses lois pour éviter les luttes violentes de la machiakha (lutte de succession du maître soufi) et assurer l’unité et la continuité de la confrérie.

« Deux serpents ne vivent pas dans le même trou ». C’est la parole d’un cheikh de zaouia, qui exprime la loi suprême de l’institution du secret : le cheikh qui vient d’obtenir sa licence, sa reconnaissance, n’a pas le droit de vivre, en tant que cheikh, dans le même territoire d’un autre cheikh. Il doit quitter le domaine tribal et symbolique de la zaouia vers une autre région ou un autre pays. 

De cette façon, l’institution du secret évite à la zaouia les luttes et les tensions ouvertes du leadership religieux, et oblige de vivre comme disciple en son sein ou vivre comme cheikh loin de son territoire.

L’institution du secret traverse les structures des partis politiques au Maroc, vu leurs parentés culturelles et organisationnelles avec les zaouias2« La terre d’Allah est très vaste » est une phrase d’un leader politique marocain qui tend à résoudre le problème des luttes internes dans son parti. Elle est dans ce contexte plus qu’une phrase, c’est une règle du système politique, et une loi de l’institution du secret au sein des partis politiques. La chasse hors du territoire du parti est la solution à toutes tensions et luttes qui tournent autour du leadership. C’est vrai, au Maroc, la logique des luttes, des idées et des idéologies prend une allure fragmentaire... Tout semble indiquer qu’on aurait affaire à un système politique ne renouvelant pas ses élites à travers les structures internes aux partis mais à travers la segmentation et le multipartisme3.

Critiquer, c’est-à-dire contester, signifie dans notre système politique, être un rougui4 qui doit donc quitter l’entité politique. Un rougui, qui dévoile les secrets du parti, viole la sacralité du groupe et profane la légitimité de son leader.

Pour conserver sa légitimité et sauver la face, le leader politique interpelle l’institution du secret pour dévoiler les secrets que son concurrent (disciple ou leader naissant) n’a pas pu, par ignorance, déchiffrer d’une manière adéquate. Selon les lois symboliques de l’institution du secret, seul le leader peut dévoiler les secrets, violer cette loi sans être sanctionné. Ces secrets dévoilés ne sont que des composantes personnelles, réelles, historiques ou mythiques de la légitimité du dirigeant qui justifie, en fin de compte, le fait de sanctionner le leader naissant. Sanction qui ouvre devant lui le choix amer de rester dans son parti politique et attendre le destin d’Allah (mort, maladie...), du palais (malédiction royale), fonder une nouvelle entité politique ou, dans le meilleur cas, représenter un courant politique dans le même parti.

Autrement dit, pour renouveler le leadership, il faudrait créer une nouvelle entité politique. Ce qui limite, d’une part, la constitution des blocs politiques et instaure, d’autre part, le multipartisme sans qu’il y ait pour autant un pluralisme.

Les partis politiques sont des entités profanes (dounyawia) qui, cependant, obéissent aux fonctionnements d’une institution qui ne peut être efficace et légitime que dans le domaine du sacré. C’est pour cela que ses structures internes bloquent l’émergence d’un leadership portant un projet de société démocratique.

 

1. De Ball (Marcel), « Le sacré », Journal from communication studies, vol. 4, n°28, pp. 21-22.

2. Zahi (Noureddine), Zaouia et parti politique, Maroc, Éditions, Afrique Orient, 2002.

3. Bourkia (Rahma), Culture politique au Maroc à l’épreuve des mutations, L’Harmatan, 2011.

4. En référence à Bou Hmara, celui qui voulait être prince à la place du prince, et a été jeté en pâture en public.