Pistes pour une montée en puissance de l’économie marocaine
Auteur : Pierre-Richard Agénor et Karim El Aynaoui
Sur la première décennie du 21ème siècle, le Maroc a poursuivi une stratégie basée fondamentalement sur l’expansion de la demande intérieure, particulièrement au niveau des investissements publics. Mais un certain nombre d’indicateurs suggèrent que celle-ci a atteint aujourd’hui ses limites. Le Maroc doit repenser et reformuler sa politique économique et élaborer désormais une nouvelle stratégie.
L’OCP Policy Center, Think tank marocain initié depuis quelques années grâce à la démarche du premier opérateur national, vient de publier un rapport sur les éléments qui devraient composer la stratégie de croissance à l’horizon 2025 pour le Maroc. Ce Think tank est en soi et par son existence, un outil important, car il participe à combler- ne serait-ce que partiellement- le déficit en matière de réflexion, de recherche et d’observation des stratégies économiques et du débat économique dans le pays. La réalisation de cette étude a été faite par deux chercheurs et économistes suffisamment bien outillés, Pierre-Richard Agénor (Université de Manchester –Royaume Uni) et Karim El Aynaoui (économiste, OCP et DG du Policy Center). A travers une analyse bien documentée et argumentée, l’ouvrage propose les éléments d’une nouvelle stratégie de croissance, sa quantification, son impact sur l’emploi ainsi que les conditions de sa mise en œuvre.
Pour accéder à l’économie de l’innovation
La nouvelle stratégie proposée se donne pour objectif final d’accélérer la transition de l’économie marocaine vers le haut de la frontière technologique mondiale, afin de mieux se positionner dans les chaînes de valeur mondiales et de se préparer à affronter la concurrence sur les marchés internationaux à forte intensité de main-d’œuvre qualifiée et d’intrants technologiques. En parallèle, à travers cette stratégie, le pays devrait retrouver des marges de compétitivité dans les activités à faible intensité de qualification, notamment dans le secteur manufacturier léger.
Cette vision stratégique s’accompagne dans le rapport d’une série de recommandations à court et moyen termes, notamment au niveau des orientations de la politique économique. Quatre raisons fondamentales expliquent selon les auteurs du rapport pourquoi l’économie marocaine se trouve à une étape cruciale de son évolution.
- Le « déplacement vers l’est » des pôles de la croissance mondiale, avec notamment l’émergence de la Chine comme deuxième économie du monde. Le risque pour le Maroc est de se retrouver « pris en tenaille » entre deux catégories de pays, les uns à faible revenu en croissance rapide, bénéficiant d’une main-d’œuvre abondante et bon marché, les autres à moyen revenu plus larges, capables d’innover suffisamment rapidement pour se déplacer vers le haut de la frontière technologique mondiale.
2) L’économie marocaine connait une montée continue des déséquilibres macroéconomiques, tant sur le plan budgétaire que sur celui de la balance des paiements, une perte de compétitivité, liée à l’appréciation du taux de change réel et une hausse des coûts salariaux, et un chômage persistant. La performance du Maroc en matière de croissance au cours de la décennie passée a eu pour principale source l’expansion de la demande interne et des ratios d’investissement public élevés.
Les limites de la stratégie actuelle de croissance sont exacerbées par la nature du régime de change, qui contribue à détériorer la compétitivité du Maroc et freine sa capacité à diversifier la gamme de produits exportés par le pays, tout en encourageant les importations, aggravant le déficit du compte courant de la balance des paiements, et favorisant la désindustrialisation à moyen et long termes.
3/En dépit de la performance favorable en matière de croissance durant les années 2000, le taux de chômage reste obstinément élevé, particulièrement pour les jeunes et les travailleurs qualifiés. À cela s’ajoute une trop grande inadéquation entre le type de compétences produites par le système éducatif et celles nécessaires pour passer à un régime d’innovation, afin de mieux s’insérer dans les chaînes de valeur mondiales,
4) Le cadre de politique macroéconomique doit permettre une réponse opportune aux chocs externes. Pour cela le champ d’instruments utilisés par la banque centrale doit être élargi de manière à inclure une nouvelle panoplie d’outils macro prudentiels de gestion des risques émanant du secteur financier, articulée et coordonnée avec les impératifs traditionnels de la supervision bancaire et de la politique monétaire.
Recentrer la politique budgétaire sur le développement d’un secteur privé compétitif
Sur le plan de la politique budgétaire, les auteurs du rapport préconisent trois piliers :
1) favoriser un regain de compétitivité à court terme, en adoptant un certain nombre de mesures visant à réduire les coûts de production dans les secteurs à forte intensité de main-d’œuvre et à poursuivre les efforts d’amélioration de la qualité de cette dernière ;
2) promouvoir l’activité privée dans les secteurs de production qui permettront au pays d’accélérer sa transition vers le haut de la frontière technologique mondiale et d’entrer en concurrence sur les marchés internationaux de biens et services à forte intensité technologique et en main-d’œuvre qualifiée, tout en améliorant son positionnement dans les chaînes de valeur mondiales ;
3) repenser le rôle que l’État doit jouer pour faciliter cette transition, notamment en matière d’incitations aux agents privés à investir, sous forme de services publics qui permettraient d’accroître la productivité des facteurs de production privés dans les secteurs d’activités stratégiques, et en termes d’appui à une stratégie d’intégration régionale.
Pour atteindre ces objectifs fondamentaux, le nouveau cadre de croissance économique devrait inclure selon les auteurs, les éléments-clés suivants :
- Une composition plus adéquate des dépenses d’investissement public entre l’infrastructure de base (routes, énergie, systèmes de télécommunications de base, eau et assainissement) et l’infrastructure avancée (technologies de l’information et de la communication avancées), ainsi qu’une meilleure répartition du capital public entre les régions du pays.
Cette réallocation des dépenses d’investissement en infrastructure est essentielle pour favoriser un ajustement des structures de production, c’est-à-dire un passage d’activités intensives en main-d’œuvre non qualifiée, basées sur l’imitation – ou l’adaptation limitée – de produits étrangers et reposant sur des technologies importées, vers des activités intensives en main-d’œuvre qualifiée, basées sur l’innovation nationale. Ces dernières nécessitent un accès rapide à l’information pour exploiter les opportunités offertes par de nouveaux marchés et favoriser le développement de réseaux internationaux de connaissance.
Le Rapport préconise également la création d’un programme public à l’instar de STARTUP-Chile, qui viserait à attirer de jeunes entrepreneurs talentueux en provenance du monde entier, en particulier du Moyen-Orient et des pays à faible croissance en Europe.
Un tel programme offrirait des subventions temporaires et comprendrait des mesures complémentaires visant à faciliter la mobilité des individus. Il aurait la capacité de produire des effets bénéfiques majeurs à court terme pour l’économie dans son ensemble.
2) Le renforcement des politiques visant à promouvoir la qualité de l’éducation – aussi bien dans le secteur secondaire que tertiaire – et la formation continue, l’innovation nationale et l’Etat de Droit, avec une perspective sectorielle fondée sur le choix de domaines porteurs de l’économie.
3) Des réformes du marché du travail visant à réduire le coût de la main-d’œuvre, diminuer l’inadéquation des connaissances de manière à favoriser l’adoption de méthodes de production plus intensives en technologie avancée et permettre au pays de mieux exploiter les opportunités créées par les changements rapides auxquels il fait face sur les marchés mondiaux.
4) Des politiques spécifiques à l’égard de secteurs de production stratégiques, dont les secteurs agricole, manufacturier, des phosphates et des énergies renouvelables. Elles ont d’ailleurs un objectif commun, celui de redéployer les ressources (investissement en capital physique et capital humain) de manière à favoriser la recherche et l’innovation.
5) Un renforcement du rôle du secteur financier national dans le financement des petites et moyennes entreprises (PME), tant au niveau des activités de production que de celles d’innovation, et dans sa capacité à soutenir le processus de mondialisation des entreprises marocaines non financières, particulièrement dans leur stratégie régionale.
Il s’agit aussi de favoriser une concurrence plus forte dans le secteur financier afin d’accélérer le développement du financement de marché (non bancaire), de développer l’épargne et l’expansion du financement de l’économie.
6) Une libéralisation plus poussée du compte capital et l’adoption d’un régime de change plus flexible, sous forme d’un flottement dirigé,
7) Une accentuation de la stratégie régionale visant à capitaliser sur la position géographique du Maroc, dans le contexte de la nouvelle division internationale du travail, pour délocaliser graduellement les activités manufacturières légères basées sur l’imitation et intensives en main-d’œuvre peu qualifiée vers notamment les pays francophones d’Afrique subsaharienne, de manière à tirer parti des faibles coûts du travail et favoriser la « montée en gamme » du pays. En Afrique francophone le Maroc peut tirer parti d’une présence bien établie dans nombre de secteurs – dont celui financier – et de l’héritage culturel commun pour affronter la concurrence chinoise.
Un arrimage régional africain plus soutenu
Selon les auteurs, le renforcement de la dynamique d’intégration régionale permettrait de créer ou de développer à terme des marchés d’exportation pour des productions à contenu technologique plus élevé. Elle entraînerait aussi la création de chaînes d’approvisionnement intégrées dans plusieurs activités, favorisée par de faibles coûts salariaux. Pour mettre en œuvre cette stratégie régionale, les IDE des entreprises marocaines devront augmenter de manière significative, particulièrement en infrastructure de base. Elle pourrait également nécessiter – au moins dans un premier temps – le soutien de l’État, direct et indirect, à travers par exemple la mise en place d’accords d’aide bilatéraux et de facilitation des échanges commerciaux, y compris une zone de libre-échange.
À leur tour, en permettant d’accélérer la croissance et le processus de transformation industrielle au Maroc, ces mesures contribueraient à attirer vers le pays les flux d’IDE en provenance d’économies plus avancées et participeraient à la formation d’un cercle vertueux – accélérant ainsi la transition du Maroc vers une économie à forte intensité technologique et en main-d’œuvre qualifiée.
Pour mieux répondre aux impératifs de gestion du cycle économique, une coordination plus étroite entre les politiques monétaire et budgétaire est également souhaitable. A travers cette grille d’orientations, le rapport examine également l’impact de cette stratégie intégrée sur la croissance économique et l’emploi, évalués par les auteurs à partir d’un modèle macroéconomique quantitatif. Celui-ci a été calibré pour le Maroc prenant en compte les secteurs de production de biens, les activités d’imitation et d’innovation , la transformation du travail non qualifié en travail qualifié , les distorsions du marché du travail, la qualité de l’investissement public, la distinction entre infrastructure de base et infrastructure avancée , la relation bidirectionnelle entre les IDE, la croissance économique , la qualité du capital humain , et le degré d’application des droits de propriété intellectuelle associés à l’innovation.
Cet examen de l’impact suggère que la stratégie proposée permettrait d’accélérer le taux de croissance annuel tendanciel du Maroc au-delà de son taux actuel d’environ 4 % à environ 6,2 %. Une fois implémentée avec succès, elle permettrait de créer, selon l’intensité des réformes – notamment du marché du travail –, entre 160 000 et 200 000 emplois par an en termes nets, et se traduirait par un quasi-doublement du revenu par tête sur dix ans.
À titre de comparaison, au cours de la dernière décennie, l’économie marocaine a créé environ 120 000 emplois par an. Chaque point de croissance du PIB a donc créé à peu près 26 700 emplois. Avec des créations annuelles nettes de l’ordre de 160 000 emplois, l’augmentation de la force de travail serait entièrement absorbée, tandis que 200 000 créations d’emplois réduiraient le chômage de moitié.
Bref, il s’agit d’un ouvrage, écrit en langage relativement accessible , un travail qui invite économistes , opérateurs et responsables politiques aux débats de fond sur l’avenir de l’économie marocaine .
Par : Bachir Znagui
Pierre-Richard Agénor & Karim El Aynaoui, Maroc, stratégie de croissance à l’horizon 2025 dans un environnement international en mutation ; Ed. OCP Policy center, 2015 (180 pages)