Pistes pour l’auto-émancipation des dominés
Auteur : Alexis Cukier ET Fabien Delmotte ET Cécile Lavergne
Un collectif de chercheurs interrogent sous l’angle de la philosophie, de la sociologie et des sciences politiques une notion clef de la critique sociale : l’émancipation.
« Combattre les discours qui ont produit une forme d’impuissance collective à l’égard des politiques dominantes », tel est le propos des douze philosophes, sociologues et politistes réunis à l’initiative d’Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergue. Au cœur de leur réflexion, la notion d’émancipation, notion complexe et rendue suspecte par « son réinvestissement dans des discours néolibéraux ou managériaux ». Or, depuis une quinzaine d’années, les transformations des critiques sociales ont renouvelé l’approche de divers concepts, exploitation, précarité, domination de genre, de classe, de race, etc. : « Ces discours et pratiques multiples contribuent à redéfinir le contenu et l’horizon de l’émancipation ». Aujourd’hui, dans un contexte de triomphe des politiques néolibérales et de dégradation socio-économique, l’émancipation est mobilisée « dans une articulation à la critique et aux perspectives de transformations sociales », notamment chez le sociologue Luc Boltanski et le philosophe Jacques Rancière. Elle est une forme de libération, de déprise de rapports de domination, de conquête de nouveaux droits. Pour les auteurs, « la signification de l’émancipation ne peut pas être déconnectée des différents contextes historiques et sociaux dans lesquels les revendications d’émancipation sont formulées, et qui en informent directement le contenu », quitte à donner lieu à des désaccords théoriques, sociaux et politiques. L’ouvrage interroge donc l’émancipation « à partir des transformations récentes de la critique sociale théorique » (théorie critique, études postcoloniales, féminisme, marxisme, anarchisme, démocratie radicale) et, s’il n’est pas exhaustif puisqu’il ne traite ni d’écologie politique ni du cyberactivisme, a pour fil conducteur « une position théorique et politique engagée, qui est lié à sa construction pluraliste : celle de diverses formes, irréductibles les unes aux autres, mais dont des complémentarités et des alliances sont possibles, de l’auto-émancipation des dominés ».
Jamais hors contexte
La première partie évoque les tensions entre critique sociale et projets d’émancipation. Luc Boltanski rappelle que la liberté des sciences sociales critiques de l’après-68 était bien plus importante qu’aujourd’hui, à cause de l’« orientation « technocratique » visant à mettre la recherche sous une tutelle gestionnaire. Il plaide pour « donner à tous les moyens d’interpréter les règles et de défendre, par rapport aux autres, les interprétations qu’ils en donnent ». La philosophe et sociologue Irène Pereira explique les tensions entre critique et émancipation dans la confrontation entre marxisme et anarchisme. Voulant proposer une « grammaire politique contre-hégémonique reposant sur une analyse de l’articulation des différents rapports sociaux sans les réduire en définitive à un seul qui expliquerait tous les autres », elle évoque le sociologue et syndicaliste Georges Sorel qui légitimait, au début du XXème siècle, la violence révolutionnaire en proposant une « sociologie pragmatique critique ». Quant au philosophe Fabien Delmotte, il rappelle que l’« émancipation démocratique » subordonne la sphère économique « aux institutions exprimant les décisions collectives prises, dans l’intérêt public, par les membres de la société, aussi égalitairement que possible » et rappelle la valorisation par Montesquieu de la frugalité en vue de l’égalité.
La deuxième partie analyse les rapports entre émancipation, activité politique, capitalisme et travail. Jacques Rancière y défend « la logique politique de l’égalité » contre la répartition social inégalitaire des rôles et des places, et « l’hypothèse radicale de l’égalité et de la capacité de tou-te-s à prendre collectivement leur vie en main ». Stéphane Haber, professeur de philosophie politique, interroge l’émancipation du capitalisme et répond aux critiques qui ont nié la possibilité d’une société postcapitaliste, en évoquant les expériences d’organisation non capitalistes de la production et de la vie collective. Le philosophe Alexis Cukier, lui, rappelle la « centralité politique » du travail. Il plaide pour sa réorganisation radicale et la reconnaissance du salaire comme « capacité à produire de la valeur économique », afin que le travail « devienne effectivement une activité politique de transformation des institutions et d’exercice commun du pouvoir ».
La troisième partie se penche sur les notions de culture, d’identité et de violence. La philosophe et politiste Elsa Dorin revient sur la réflexion de Frantz Fanon sur la pratique de la violence comme mode de subjectivation politique. La philosophe Hourya Bentouhami défend un projet de démocratie éloigné « des formes managériales ou commerciales qui réduiraient la culture à un simple produit » tout autant que du libéralisme « comme culture hégémonique triomphante qui se fait passer pour un universalisme de bon sens », et propose un multiculturalisme négocié et critique des « nouveaux noms du racisme qui s’expriment à travers le réductionnisme culturel et l’assimilation de certaines minorités à une culture « spécifique » qui ne pourrait prétendre à l’universel ». Le sociologue Olivier Voirol rappelle l’héritage des Lumières allemandes où la culture avait un rôle de formation de l’individu, une « dimension libératrice ».
Enfin la dernière partie analyse la manière dont les luttes sociales, à travers leurs réussites et leurs échecs historiques, conditionnent aujourd’hui les théories critiques de l’émancipation. Le sociologue Razmig Keucheyan allie une position marxiste à la question de l’écologie politique. Le sociologue Christian Laval, lui, s’intéresse à l’apparente démobilisation des classes populaires face à des politiques néolibérales qui les affectent pourtant directement. Il s’interroge sur la contribution possible des intellectuels engagés : « Sont-ils condamnés à se substituer à la parole populaire ? Si non, dans quelle mesure et dans quelles conditions peuvent-ils renforcer la capacité d’action autonome des classes populaires ? »
Un livre dense et précis, qui pose clairement des questions de fond, important pour les chercheurs et militants désireux d’affiner leur analyse des rapports sociaux inégalitaires et de leurs mécanismes de reproduction, tout autant que des capacités de résistance et de libération.
Par : Kenza Sefrioui
Emancipation, les métamorphoses de la critique sociale
ss. dir. Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergne
Éditions du Croquant, 396 p., ? DH