L'evaluation, une exigence démocratique

L'evaluation, une exigence démocratique

Les démocraties modernes sont travaillées par des tendances lourdes qui signalent une recomposition des registres de légitimité sur lesquels elles étaient jusque-là fondées. C’est à cette évolution que renvoie le thème classique de la crise de la représentation politique1. Ainsi, désormais, la crédibilité et la légitimité des institutions ne reposent plus sur leur seule existence formelle, voire sur leurs conditions d’émergence, mais sur un effet de démonstration du bien-fondé de leur action au service de l’intérêt général. La qualité démocratique d’une institution s’éprouve désormais dans la continuité temporelle (et non par intermittence à chaque élection) des pratiques délibératives adossées à de nouvelles exigences en termes d’écoute, d’impartialité, de responsabilité et de reddition des comptes.

Au Maroc, le défi est avant tout celui de la crédibilisation préalable des institutions classiques de la démocratie représentative, fondées sur une légitimité élective. Pour autant, les manifestants du Printemps arabe ne limitent pas leurs revendications à ces seules institutions mais exigent l’établissement de règles et de pratiques permettant l’émergence d’une «véritable démocratie», seule à même de «mettre un terme à l’injustice sociale»2 qu’ils dénoncent.

Dans ce contexte, le débat sur la démarche évaluative relative aux politiques publiques résonne formidablement. En effet, deux enjeux sous-jacents conditionnent la qualité de l‘évolution démocratique : un enjeu politique, qui donne sens et contenu au débat démocratique dès lors que l’évaluation a vocation d’alimenter, en qualité, la délibération sur les choix publics ; enjeu conjugué à celui d’améliorer, de manière continue, l’efficacité des politiques publiques dès lors que l’évaluation a précisément pour objet in fine d’ajuster, de corriger, voire de remettre en cause, les présupposés et options qui les fondent.

Au Maroc, on observe que les plans sectoriels se succèdent sans pour autant que le travail d’évaluation qui les fonde n’ait été préalablement mis en débat. Tout se passe comme si les choix opérés relevaient d’une évidence qui ne justifie aucun débat, quand il ne s’agit que de choix politiques implicites, tus dans leurs présupposés ! C’est ainsi que la «décision publique» pour répondre aux impératifs de «l’urgence» fonctionne en circuit court, et nous dispense de débat en amont sur les finalités des plans sectoriels. Le faible ancrage de la culture évaluative dans l’univers culturel politico-administratif n’aide, à vrai dire, pas. Même si dans certains secteurs, et depuis peu, l’évaluation est confusément ressentie comme une nécessité.

En effet, près de six années après un travail sur les conditions d’institutionnalisation des pratiques évaluatives au Maroc3, la fonction évaluative en matière de politique et de programmes publics peine à trouver un point d’ancrage tangible dans le paysage administratif et institutionnel. Bien que la nécessité d’envisager les voies et moyens de multiplier des actions d’évaluation ait été évoquée ici et là dans les discours publics et que des dispositifs sectoriels de recueils et de traitement de l’information, susceptibles de favoriser de telles démarches, aient été laborieusement installés, il n’empêche que des travaux d’évaluation, obéissant aux normes et standards en vigueur, restent rares et ne sont jamais rendus publics. De ce point de vue, la pauvreté du débat public, qui ne trouve que difficilement matière à s’alimenter dans des travaux d’évaluation, n’est sans doute pas étrangère aux carences en matière d’évaluation.

Les freins au développement de l’évaluation

Trois tendances, assez caractéristiques du paysage administratif marocain, expliquent le caractère marginal des pratiques en matière d’évaluation.

1. L’évaluation souffre d’abord d’un défaut de commande publique et ce, y compris jusqu’à une période récente. Ainsi, comme forme de connaissance stratégique susceptible de fournir des enseignements tirés de l’exécution des décisions passées, l’évaluation n’a pu connaître l’essor que lui promettent les discours, y compris comme simple outil d’information et non d’aide directe à la prise de décision. Trop souvent associée à une activité de contrôle, l’évaluation n’a pu surmonter à la fois les craintes et les attentes récentes associées au renouveau de l’activité de contrôle.

2. La faiblesse institutionnelle des dispositifs de connaissance et d’analyse stratégiques au sein des administrations publiques n’a pas favorisé l’émergence de pratiques évaluatives. Il faut bien voir que dans la culture administrative marocaine, les administrations de missions ne bénéficient pas du même prestige que les administrations opérationnelles. Les organes dédiés, au sein des administrations publiques, aux fonctions stratégiques ne jouissent pas d’un positionnement institutionnel de nature à valoriser leur action en l’articulant au processus de décision. Ces organes installés récemment, à quelques exceptions près, fonctionnent souvent comme des observatoires de recueil de données. Ils disent quelque chose de la fragilité des connaissances stratégiques sur lesquelles se fondent les décisions ; fragilité que l’évaluation aurait pour effet de rendre plus prégnant.

3. Enfin, l’évaluation souffre de la précarité du statut relatif à la production et à la diffusion de l’information économique et sociale publique. Ainsi, en termes d’accès et de circulation de l’information, la segmentation fonctionnelle caractéristique de notre architecture administrative ne facilite pas a priori le développement de l’activité évaluative, par nature transversale, impliquant une panoplie large d’acteurs au sein et à l’extérieur de l’administration. Le mode de diffusion de l’information disponible n’obéit à aucune stratégie initiale, à aucun dispositif de signalement, de classification et de coordination ultérieurs. Les insuffisances en matière de politique d’informations et de données publiques n’y sont pas étrangères.

Le recours à l’évaluation est indissociable d’une évolution démocratique

Si, du point de vue des carences observées, la cause semble entendue, la crédibilité de l’action publique et de nos institutions en général, ne pourront davantage s’accommoder d’une place aussi marginale accordée à l’activité évaluative. Au contraire, l’évaluation en constitue une voie d’accès privilégiée. Aussi tous les choix stratégiques auxquels le Maroc semble avoir souscrit mènent immanquablement à l’évaluation. Ces choix reflètent avant tout une exigence authentiquement démocratique de transparence et de responsabilité dans l’usage de l’argent public.

Signe tangible de la volonté de poursuivre la démocratisation de nos institutions tout en renforçant l’efficacité des actions publiques, la démarche évaluative renferme ainsi un véritable potentiel de ressources symboliques de légitimité. Loin d’être un simple instrument de sanction des décisions publiques, c’est bien toute la philosophie de l’action publique qu’elle nous amène à interroger à nouveaux frais.

Mais au-delà, c’est aussi la complexité de l’action publique contemporaine qui exige de faire de la systématisation des démarches d’évaluation un outil usuel de l’action administrative. C’est là l’objectif ultime en direction duquel tous les dispositifs de gouvernance publique démocratique mis en place de par le monde s’efforcent de tendre. Une fois considérée la mise en oeuvre de cet objectif, l’évaluation met sous tension l’ensemble de l’appareil politico-administratif et touche autant aux modalités d’élaboration et de mise en débat des politiques publiques, qu’à l’architecture et au fonctionnement des administrations publiques.

Ce faisant, et appréhendée dans ses implications effectives, notamment du point de vue de son articulation au processus de décision, l’évaluation peut, au plan institutionnel, devenir l’instrument d’un

repositionnement plus lisible des fonctions de direction des affaires publiques. En effet, et parce qu’elle consacre par nature une forme de précarité de la décision (comme le corollaire à la réversibilité des politiques), elle permet de donner un contenu plus consistant à la fonction politique, au sens de la délibération sur les options, à la conduite et la gestion des affaires publiques. Son concours n’est donc pas négligeable à un moment où, précisément, les acteurs peinent à extraire le thème de la «réhabilitation du politique» du registre de l’incantation. La démarche évaluative s’accommode par essence mal d’un univers politico-administratif où l’affichage prime. Avec l’évaluation, gouvernement, parlement et administrations sont désormais placés dans un environnement ordonné autour d’une logique de la responsabilité bien comprise.

L’évaluation est indissociable de la fonction parlementaire

Epicentre institutionnel du débat démocratique, le Parlement est interpellé en première ligne4.

L’expression de la défiance à son endroit, que traduisent de manière inédite les résultats du scrutin de septembre 2007, est assurément un motif d’inquiétude. Il n’est cependant pas contingent, mais en affaiblissant l’institution parlementaire dans sa représentativité, il révèle la fragilité de la construction démocratique.

L’institution parlementaire pourrait trouver les voies et moyens d’atténuer ce «handicap de légitimité» en crédibilisant son action. Les conditions d’exercice de ses missions de contrôle de l’action de l’exécutif, d’animation du débat public, et de législation sont ici directement visées.

Certes, les pouvoirs en matière d’investigation et de contrôle que la Constitution confère au Parlement restent à plus d’un titre limités. Un Parlement, peu informé - et souvent mal informé -, n’est pas en mesure de contrôler efficacement le gouvernement, et a fortiori de se prononcer sérieusement sur la portée effective d’une loi ou sur l’efficacité d’une action publique.

Ces insuffisances inscrites dans l’architecture et le fonctionnement des institutions traduisant la prééminence de l’exécutif ne sauraient justifier pour autant une posture d’attentisme. En effet, elles nef dispensent pas d’une réflexion sur les marges de manœuvres susceptibles d’être dégagées, afin de conforter la fonction parlementaire en matière d’évaluation de la dépense publique.

La réforme attendue de la loi organique des finances, porteuse d’une nouvelle culture de la dépense publique, offre de ce point de vue une fenêtre d’opportunité inédite à un renforcement de la «démocratie budgétaire» et donc à un rôle plus actif et mieux ciblé du travail parlementaire. Elle autorise un meilleur positionnement de l’action parlementaire sur deux de ses fonctions essentielles, à court et à moyen terme, au service des réformes démocratiques : l’animation d’un débat de fond préalable au vote de la loi de finances d’une part, et le développement progressif d’une capacité d’analyse des performances globales des politiques publiques au-delà de leur dimension strictement budgétaire d’autre part.

Si les dispositifs de rénovation de la gestion publique accompagnant la réforme de la loi organique des finances sont susceptibles, en principe, de fournir au parlement des éléments d’appréciation de nature à alimenter ses capacités d’intervention, sa fonction éminemment politique ne trouvera à s’exprimer pleinement que dans le recours à des travaux d’évaluation qui lui permettront d’apprécier le bien-fondé des choix publics. C’est aux conditions d’une telle évolution à maturation lente, qu’il faut d’ores et déjà songer.

1 Rosanvallon P., «La contre-démocratie», Le Seuil, 2006

2 Cf. L’Express du 5 juin 2011, «Maroc : des milliers de jeunes manifestent pour des réformes politiques»

3 Bouabid A., Harakat M., Jaïdi L., «L’évaluation de l’action publique au Maroc : pistes pour un débat», FAB/FES, Rabat, 2004

4 Voir «Pour un Parlement acteur de la démocratie budgétaire : rapport d’initiative parlementaire sur la réforme de la loi organique des finances, 25 propositions parlementaires pour ouvrir le débat», Fondation Abderrahim Bouabid, février 2011