Les mobilisations professionnelles à l’heure du «20 février»

Les mobilisations professionnelles à l’heure du «20 février»

L’année 2011 se caractérise par un nombre remarquable de conflits sociaux. Des grèves, menées par plusieurs corps professionnels depuis le mois de janvier, ont laissé transparaître un profond malaise à l’égard des modalités de gestion du monde professionnel. Ingénieurs du secteur parapublic, enseignants et médecins dénoncent la dévalorisation matérielle, symbolique et politique des conditions de régulation et de pratique de leurs métiers.

Ces différents corps de métier se sont mobilisés de manière fragmentaire mais simultanée avant que leurs mouvements ne se durcissent, concomitamment aux actions menées par le Mouvement du 20 février (M20) et à l’adoption d’un «accord social»1, considéré comme insuffisant au regard des revendications exprimées. Toutefois, la supposée spécificité de chaque secteur (enseignants, ingénieurs, médecins, etc.) a toujours été mise en avant pour légitimer des protestations séparées. Ces mobilisations sectorielles, menées sous la menace d’une politisation des revendications en cas de non-satisfaction des demandes professionnelles, ont été révélatrices de négociations corporatives des acquis sociaux.

Les raisons du mécontentement

L’année 2010 avait été parsemée de grèves de 24h ou 48h menées dans l’administration publique. En février 2011, une grève de greffiers, longue de plusieurs mois, est désactivée suite à la promesse faite au personnel du ministère de la Justice de mettre en place un cadre statutaire particulier. Outre ces collectifs professionnels, d’autres corps de métiers ont rejoint les rangs des protestataires. Ainsi en est-il des ingénieurs des télécommunications, des médecins internes et résidents et des enseignants des collèges et lycées qui, tant par la durée de leurs grèves que par l’impact social qu’elles ont eu, ont manifesté de manière claire le refus de leurs conditions de travail. Un registre commun de dénonciation relie ces collectifs : considérant appartenir à une «classe moyenne en crise», tous dénoncent le mépris public de leurs compétences techniques, vecteurs de leur insertion sociale et politique.

Les ingénieurs de Maroc Télécom, en grève à plusieurs reprises depuis le mois de mars, dénoncent le gel prévu de leurs salaires à un moment où la compagnie «double ou triple ses bénéfices». Pour eux, il s’agit moins de pointer une distribution inégale des bénéfices que de déplorer les modalités de reconnaissance et de distinction, sur un plan symbolique et social, des personnels techniques ayant participé à la réussite collective. La précarisation du statut des ingénieurs illustre le rapprochement de leurs conditions de travail avec celles des salariés moins qualifiés de la compagnie, soulignant par là même une perte d’autonomie dans leur pratique professionnelle.

Un malaise analogue est ressenti par les médecins internes et résidents, dont les conditions de travail (non reconnaissance du statut de docteur, absence d’assurance maladie publique et fonctionnarisation tardive) ne sont pas seulement dénoncées comme facteur de stress personnel et matériel, mais en ce qu’elles sont symptomatiques de leur marginalisation au sein des instances de régulation de la profession.

Même son de cloche parmi les enseignants qui manifestent l’impossibilité de «former enfants et adolescents à la citoyenneté alors que leur dignité professionnelle n’est pas assurée». Ils considèrent que les blocages à la promotion interne et le gel de leur salaire les mènent à la précarité tant matérielle que morale. Une situation qui attesterait, selon les concernés, de l’existence d’un «complot» contre la mission éducative ainsi que de la prévalence d’une politique prédatrice, prisonnière du court-terme et indifférente aux éventuelles retombées sociales.

Ces trois corps expriment un fort attachement à l’utilité sociale de leur métier. Celui-ci serait mis à mal par l’adoption de normes de gestion (dans la lignée du New Public Management et de ses priorités financières) dans des secteurs d’intérêt social (tels la santé, l’enseignement ou les communications) et mépriserait le professionnalisme de ces corps. Dans le cas d’une entreprise privatisée (Maroc Télécom), la logique dénoncée est celle de l’accaparation des ressources à des fins privées. Pour les départements ministériels de santé et d’enseignement, c’est la logique de choix budgétaires soumis à d’autres impératifs que ceux relevant de l’intérêt général, tel que le conçoivent les protestataires, qui est critiquée. Une double dénonciation se fait jour à travers la mobilisation des métiers : l’État malmène la société en la «délestant» des professionnels dont elle a besoin.  

Modes d’articulation du mécontentement

L’accord signé le 26 avril 2011 stipule une revalorisation salariale de six cents dirhams pour l’ensemble des fonctionnaires et des agents des collectivités locales, une augmentation du SMIG de 15% et une augmentation des pensions de retraite les plus basses à mille dirhams. De même, le délai minimum de promotion interne au sein de la fonction publique est réduit à cinq ans. Mais ces mesures ont rapidement été décriées, certains y voyant la faiblesse des syndicats vis-à-vis du pouvoir central.

Trois logiques cristallisent l’opposition à cet «accord social». La première émerge de tendances dissidentes au sein des organisations signataires. Elles expriment ouvertement leur mécontentement à travers des communiqués diffusés sur les réseaux sociaux. Si ces contestataires poursuivent les grèves, ce n’est pas seulement pour dénoncer le caractère insuffisant des mesures accordées (à l’instar des syndicats majoritaires du secteur des télécommunications) mais pour rendre évidentes les fractures à l’intérieur de leurs organisations. La deuxième logique résulte d’une intensification des protestations venant de secteurs encadrés par des syndicats exclus du dialogue social - à l’instar des employés des collectivités locales et du département de santé affiliés à l’ODT. La dernière logique provient  de secteurs s’estimant lésés par les cinq syndicats majoritaires lors du «dialogue social». C’est notamment le cas des médecins résidents et internes et des enseignants de l’enseignement primaire qui prônent une intensification des protestations ainsi qu’une re-syndicalisation des collectifs.

Après avoir fait grève plusieurs jours en 2003 ainsi qu’au cours de l’année scolaire 2007/2008 (trois jours de grève tous les mois, cela pendant dix mois), les enseignants de l’Éducation nationale au statut correspondant à l’échelle 9, battent à nouveau le pavé en mars 2011. Logistiquement soutenus par l’ODT, les enseignants dénoncent «leur abandon», par les syndicats majoritaires, lors des négociations du dialogue social. En tête de leurs revendications : la promotion interne, une disposition envisagée par le statut de la fonction publique et sanctionnée par l’accord du mois d’avril, mais pas appliquée de manière systématique. Or, le passage de l’échelle 9 à l’échelle 10, s’il est synonyme de revalorisation salariale, symbolise surtout la reconnaissance de leur mission sociale.

Les médecins résidents et internes revendiquent, quant à eux, l’équivalence de leur diplôme avec le niveau de doctorat et la reconnaissance du statut de fonctionnaire depuis la première année de résidence ainsi que l’amélioration de leur système de protection sociale et sanitaire. Deux manifestations, menées les 5 et 27 mai, ont particulièrement retenu l’attention des médias, à cause de leur caractère massif2 et inattendu.

La violence policière qui s’en est suivie a non seulement contribué à renforcer leur mouvement mais aussi à justifier l’arrêt de l’activité des CHU pendant plusieurs jours. Les actions ont été conduites par une structure de coordination, appelée Commission nationale des médecins internes et résidents, sous la houlette du Syndicat autonome des médecins du public, indépendante des principales centrales syndicales. 

Les modes de protestation déployés par les enseignants et les médecins jouent sur l’imaginaire et sur les implications concrètes que revêtent leurs missions d’utilité sociale : les médecins ne soignent plus leurs patients et à quelques semaines des épreuves du baccalauréat, les enseignants ne forment plus leurs élèves. Les deux collectifs comptent sur le fait que leur mission reste objectivement stratégique et ce, en dépit d’une faible capacité d’influence sur l’organisation politique de leur profession. Pour ces acteurs, il n’y a pas remise en cause de leur mission (certains critiques les accusent de faire du «chantage social») mais bien plutôt instrumentalisation de leur position pour défendre leur métier.

La variable «20 Février» et la fragmentation indépassable

Malgré cette trame argumentaire commune, les collectifs d’enseignants, de médecins et les cadres du secteur des télécommunications veillent à se distinguer les uns des autres. La construction de différences intersectorielles éloigne également ces protestations de la dynamique du M20, jugée «politique» et déviante vis-à-vis de la spécificité des «revendications professionnelles». 

Pourtant, le «20 Février» trouve des échos, certes partiels et temporaires, dans la conflictualité dans le champ du travail, et ce faisant y est relativement performatif. La coïncidence temporelle des mobilisations professionnelles et de la protestation politique est frappante. Les travailleurs en grève évoquent sciemment cette coïncidence pour

entretenir l’ambiguïté des rapports entre les deux types de dynamiques : s’agit-il d’une simultanéité accidentelle ou d’une synchronisation intentionnée ? L’enjeu est de contourner les accusations dépeignant les travailleurs comme des «chevaux de Troie» du M20 - ou, pire encore, des sujets passifs récupérés par ce dernier - tout en profitant du climat d’opportunité, collectivement entretenu par la multiplicité des protestations.

Par ailleurs, les corps de métier en grève font valoir comme gage de légitimité et preuve de leur volonté conciliatrice vis-à-vis du gouvernement, les termes strictement professionnels de leurs revendications ; une bonne volonté susceptible de disparaître en cas de non satisfaction de ces demandes. «Ghayzidou fil matalib3» est une idée qui revient souvent dans le discours des travailleurs mobilisés et elle revêt deux sens : celui du prolongement des actions menées et celui d’une perméabilité des revendications sectorielles à une dénonciation plus générale. Autrement dit, les salariés menacent les pouvoirs publics de remplacer leurs revendications salariales et statutaires par des revendications plus politiques qui expliciteraient les liens entre droits professionnels particuliers et droits politiques collectifs. Autrement plus subversive puisqu’elle mettrait directement en cause l’ordre politique, cette protestation pourrait ainsi déboucher sur une coordination entre les différents secteurs professionnels, ou entre ceux-ci et d’autres acteurs de la scène politico-protestataire. Cette menace a aussitôt été désactivée par la reprise des négociations bilatérales entre le gouvernement et les corps professionnels. De fait, les professionnels de la santé ont mis fin à leur grève début juillet, suite à un accord conclu avec leur ministère de tutelle reconnaissant partiellement la promotion statutaire des médecins internes et résidents. Loin d’être inédite au Maroc, la gestion matérielle du mécontentement social est un mode éprouvé. Le traitement public du dossier des diplômés chômeurs fournit un exemple durable de régulation de la protestation par le biais de récompenses tangibles et symboliques (en l’occurrence, des postes d’emploi dans la fonction publique). Si ce mécanisme a pour effet d’entretenir le souffle des protestations, celles-ci tendent à faire preuve de retenue.

Paradoxalement, le fait que les travailleurs agitent la menace du «décloisonnement» et de la politisation des mobilisations professionnelles paraît révéler l’ancrage d’une gestion corporatiste de la question sociale. Ce faisant, les travailleurs sanctionnent le caractère unique, non transférable des griefs qu’ils subissent, et justifient ainsi la légitimité de leur mobilisation. Le scénario d’un front commun interprofessionnel ou d’une grève générale semble donc improbable