Les discrètes économies de la mobilité

Les discrètes économies de la mobilité

Chaque jour, dans la plus totale discrétion, des centaines de petits transporteurs relient le Maghreb à L’Europe, spécialement le Maroc si proche, et vice versa. Trois sociétés au sommet, derrière Eurolines, la plus importante, se partagent le marché très juteux du « transport international de personnes » et sont marocaines.

Aventure entrepreneuriale insondée

Ce n’est là que la part émergée d’un iceberg, car il y a en réalité des milliers de camions, camionnettes, bus, qui assurent une continuité de lien vers l’Europe. Cette toile  routière constitue la matérialisation la plus tangible d’une évolution majeure des dynamiques et des communautés migrantes. Les migrants des premières générations, ces ouvriers de l’ère glorieuse des usines, sont désormais établis dans les pays qui les ont accueillis. Ils y ont une partie de leur famille, des enfants, eux aussi établis. Or, on constate aujourd’hui que cet établissement, loin de tarir les liens et la relation aux pays d’origine, les a décuplés, créant une véritable économie.

Les personnes, les marchandises, l’argent circulent désormais intensément entre les pôles des communautés séparées mais voisines. Et malgré l’absence de toute donnée statistique fiable, l’expérience nous incite à penser que cette économie de la mobilité est aujourd’hui le premier secteur où les migrants investissent, lorsqu’ils se lancent dans l’aventure entrepreneuriale. Rien de neuf sans doute.

Les travaux des sociologues, (S. Sassen, R.Waldinger, A. Portes) nous rappellent régulièrement que, même au bas de l’échelle économique et sociale, la  migration peut fort bien générer sa propre économie. Tout commence généralement par le commerce dit « ethnique », pour assurer l’approvisionnement en produits introuvables. Puis des  entrepreneurs sortis du rang des premières générations prennent la main, comme on le dit dans les jeux de cartes, dans des secteurs à forte main d’œuvre migrante, lorsque des entrepreneurs locaux jettent l’éponge. Il en est ainsi dans le textile, particulièrement soumis à la pression de donneurs d’ordre très volatiles.

Des transferts, de main à main

C’est par ce jeu des « chaises musicales », que les Portoricains par exemple se sont imposés dans la confection à New York, ou qu’en Toscane les Chinois ont pris le relais des entrepreneurs italiens partis chercher des prix plus bas en Roumanie. Certes, on a vu apparaître, dans les années 80, une floraison de boucheries halal, puis une ébauche d’industrialisation de cette filière, en France notamment, portée par des entrepreneurs algériens, marocains, tunisiens. On voit cependant peu d’entrepreneurs marocains, algériens, ni même tunisiens, prendre pied dans la filière textile ou même dans le BTP. Favorisé par le voisinage, c’est un véritable pont immatériel qui s’est créé entre les deux rives, générant sa propre économie, formelle, informelle, d’un étage semi-industriel aux « fourmis », comme ont été nommés les plus petits porteurs de ce dispositif, ceux qui n’ont qu’une valise ou des cabas pour leurs affaires. Du transport des morts à celui des vivants, des marchandises, déménagées, réaménagées, aux voitures d’occasion, à l’argent, ces fameux transferts dont la plus grande partie circule « de la main à la main ». 

Le problème n’est pas en réalité d’identifier ou de décrire cette économie, c’est fait régulièrement depuis plus dix ans par quelques chercheurs opiniâtres, dont je suis. Le problème est de comprendre pourquoi cette économie est toujours aussi peu reconnue, toujours aussi peu visible. La réponse est simple, banale : l’Europe a du mal à penser qu’elle a des voisins au sud, elle préfère y voir des indésirables. Entre le soupçon qui pèse désormais sur toute mobilité du sud vers le nord, et l’indifférence aux mobilités descendantes, toute une économie est invisible parce que la trame de liens maintenus et la mobilité matérielle qui la conditionne semblent incongrues et politiquement suspectes.