Leadership partisan au Maroc à l’ère du changement

Leadership partisan au Maroc à l’ère du changement

Le leadership partisan a toujours fait l’objet de débats souvent controversés. Analyse.

Après l’Indépendance, on se réjouissait de l’émergence des partis politiques du Mouvement national qui se sont engagés à défendre l’intérêt général de la communauté. Pour ce faire, les chefs du parti de l’Istiqlal ont essayé ainsi de s’accaparer le pouvoir, mais ils ont vite cédé face à la détermination de la monarchie. Pis, la compétition pour le leadership s’est transformée en lutte fratricide entre des chefs politiques qui ne partageaient pas la même idéologie, d’où l’éclatement de la sphère partisane comme en témoignent notamment deux scissions majeures, celle de l’UNFP en 1959 et de l’USFP en 1975.

Les instigateurs des ruptures tentaient de justifier les scissions par le manque de démocratie interne, l’absence de leadership et l’incapacité à procéder à un renouvellement des élites. À chaque fois, on dénonçait les dysfonctionnements de l’appareil partisan jugé incapable de produire un leadership en mesure d’assurer la relève. Le problème réside donc dans la capacité des chefs partisans à procéder à un renouvellement démocratique des jeunes élites à travers leur intégration dans les organes dirigeants.

Clivages générationnels

L’exclusion des jeunes de la scène sociopolitique tend à renforcer les clivages entre la génération des aînés (dominants), présentement à la conduite des affaires, et les jeunes générations (cadets sociaux) qui optent davantage pour des trajectoires de réussite inédites et informelles. Historiquement, on doit reconnaître la prépondérance des jeunes au sein des partis du Mouvement national. À l’instar de Mehdi Ben Barka, les leaders nationalistes étaient majoritairement des jeunes qui ont su s’imposer sur la scène politique nationale. Après l’Indépendance, il n’était d’ailleurs pas rare de rencontrer des membres du gouvernement d’un peu plus d’une trentaine d’années seulement, et qui avaient déjà plusieurs années de lutte derrière eux à l’instar d’Abdellah Ibrahim. Sans compter les jeunes leaders socialistes qui menaient de front l’opposition au régime à l’image d’Omar Benjelloun, assassiné en 1975 à l’âge de quarante ans seulement.

Au fil du temps, l’indépendance qui exprimait la révolte générationnelle des jeunes a été confisquée par les chefs. La tradition arabo-islamique étant respectueuse de l’âge, les dirigeants ont exploité au maximum les symboles de paternité, de sagesse et d’expérience. Ils ont même souvent présidé des gouvernements immobiles qui résistent aux changements en invoquant la tradition de soumission à la volonté des anciens. Pour démontrer l’importance de l’âge dans la société marocaine, Rémy Levau écrit en 1976 :

« Dans la société islamique, (…) l’âge est une condition nécessaire pour exercer l’autorité politique. Un des grands reproches formulés par les ruraux à l’égard des premiers administratifs locaux marocains, mis en place par l’Istiqlal après l’Indépendance, portait justement sur leur jeunesse : “Ce sont des enfants”, disaient-ils.»

C’est dans ce cadre-là que l’on peut appréhender l’éternel dilemme de la classe politique marocaine qui peine à dépasser les clivages générationnels historiques. En l’absence d’un leadership démocratique participatif à même d’assurer une représentativité des jeunes élites, les partis ne pourront pas s’imposer comme étant l’interlocuteur légitime en mesure de négocier une véritable transition démocratique. D’un point de vue historique, on peut dire que le leadership partisan au Maroc s’est construit sur la base de trois donnes politiques interpénétrables, à savoir le legs du zaïm nationaliste, les logiques notabiliaires clientélistes et l’approche technocratique apolitique.

Le zaïm, le notable et le technocrate

La période du protectorat a été marquée par l’émergence du zaïm nationaliste, chef charismatique considéré comme le symbole de la résistance politique et armée contre le colonisateur. Ce fut le cas notamment de l’émir Abdelkrim al-Khattabi, leader politique et chef de guerre qui a mené dans la région du Rif la résistance (guérilla) face à l’armée espagnole.

Après l’Indépendance, un leadership « révolutionnaire » s’est imposé aux élites marxistes-léninistes qui luttaient souvent aux lycées puis à l’université au sein de l’UNEM. Durant les années 1960-70, les partis de gauche ont mené ainsi une opposition farouche à la monarchie, sous l’égide de jeunes leaders comme Mehdi Ben Barka, disparu en 1965. Quant aux années 1980, elles sont marquées à la fois par la poussée de la contestation islamiste et la tentative de contournement, voire d’affaiblissement des partis. Parallèlement, renaissent au sein de chaque parti des dissensions favorisant l’émergence des notables qui allaient former grâce au soutien du Makhzen les partis dits « administratifs ».

Après l’Indépendance, un leadership « révolutionnaire » s’est imposé aux élites marxistes-léninistes qui luttaient souvent aux lycées puis à l’université au sein de l’UNEM. Durant les années 1960-70, les partis de gauche ont mené ainsi une opposition farouche à la monarchie, sous l’égide de jeunes leaders comme Mehdi Ben Barka, disparu en 1965. Quant aux années 1980, elles sont marquées à la fois par la poussée de la contestation islamiste et la tentative de contournement, voire d’affaiblissement des partis. Parallèlement, renaissent au sein de chaque parti des dissensions favorisant l’émergence des notables qui allaient former grâce au soutien du Makhzen les partis dits « administratifs ».

À partir des années 1990, les technocrates vont s’affirmer comme des gestionnaires « apolitiques » souvent inféodés au Makhzen. On se rappelle à cet égard la nomination par le roi de Driss Jettou, ancien gestionnaire des affaires de la famille royale, à la primature, et ce, malgré la victoire de l’USFP aux élections de 2002. L’hégémonie des notables souvent adossés à une technostructure clientéliste avait contribué ainsi à la marginalisation des jeunes élites urbaines, notamment, les empêchant du coup d’accéder aux organes dirigeants des partis.

« Transition démocratique » et crise du leadership partisan

En 1994, le roi Hassan II réactive le débat sur l’alternance. Afin d’assurer la succession au trône, il renouvèle aux partis de l’opposition (la koutla) son offre de participation politique. En 1998, il nomme maître Abderrahmane El Youssoufi Premier ministre dans le gouvernement dit de l’« alternance ». Une décision critiquée par la jeunesse partisane qui avait accusé les chefs historiques d’avoir ignoré les attentes des militants. De nombreux jeunes leaders avaient dénoncé à l’époque l’exclusion des « jeunesses » (Achabiba) dans les négociations avec le Palais. Ils avaient aussi appelé à un renouvellement des élites par l’adoption d’une démocratie partisane interne. Ce fut le cas notamment de Mohamed Sassi et Abdelkrim Benatiq qui ont décidé de quitter l’USFP. Celui-ci a connu d’ailleurs pas moins de quatre scissions (PADS, CNI, PS et Parti travailliste).

La fin des années 1990 a connu l’émergence des forces islamistes, à commencer par la création du PJD en 1996. Un leadership islamiste « mou » allait voir le jour grâce à l’activisme des « frères » comme Saâdeddine El Othmani et Abdelilah Benkirane. À côté des islamistes légalistes, la mouvance Al Adl Wal Ihssan continue de porter un leadership islamiste « dur » qui garde encore sa force mobilisatrice, et ce, malgré la disparition du guide charismatique, cheikh Yassine. Par ailleurs, un leadership « salafiste » est en train de voir le jour par le biais du Parti de la renaissance et de la vertu de Khalidi qui tente de faciliter l’intégration de la Salafiya al-Jihadia dans le jeu politique institutionnel.

Par ailleurs, il faut noter que durant ces dernières années, sous la pression des bases, certains chefs politiques, comme Mahjoubi Aherdane (MP), Abdelwahad Radi (USFP) et Abass El Fassi (Istiqlal), ont été acculés à quitter leur poste à la tête de leurs partis. Pourtant, malgré ces départs, la relève n’a pas été assurée par une jeune élite militante sur la base d’un système démocratique.

Fragilisés par leurs divisions internes, les partis du Mouvement national sont dominés par les notables, subordonnés à des directions vieillissantes, éloignées des bases militantes et dépourvues d’un credo démocratique. Pour le moment, ces partis ne semblent pas en mesure de s’acquitter de leur rôle de médiateur et de leur fonction de représentation et de mobilisation de la population rurale et de la jeunesse tout particulièrement.

Leadership des jeunes et conduite du changement

Avec l’avènement des Printemps arabes, la classe politique marocaine s’est rendue compte de la centralité des jeunes dans toute entreprise de démocratisation. La vague de changement avait attisé la crise du leadership partisan. Désormais, les partis sont confrontés à leur jeunesse partisane qui semble avoir cédé aux chantres de la révolte. C’est le cas notamment de l’USFP et du PJD dont les « jeunesses » avaient participé à des manifestations organisées par le mouvement du 20 février. Il aurait fallu l’intervention de la vieille garde partisane pour persuader les jeunes militants de ne plus participer à des manifestations, d’où justement cette rupture intergénérationnelle qui aggrave la crise du leadership au sein des partis politiques.

Pour endiguer cette crise, il faudra que les jeunes (et aussi les femmes) accèdent à un leadership tourné vers le futur et respectueux des droits civils et politiques et de la démocratie partisane. Celle-ci se traduit essentiellement par la délégation des pouvoirs, la limitation du nombre des mandats et la détermination d’un quota conséquent en faveur des jeunes. Mais il faudra surtout essayer de rétablir la confiance entre les élites (chefs et cadets) dans l’espoir de préserver l’héritage des idéaux. Le processus de création et de promotion du leadership des jeunes ne saurait être décrété, comme le préconise l’article 33 de la nouvelle Constitution. Un leadership partisan doit évoluer dans des systèmes participatifs qui permettent l’émancipation des jeunes, la relève de demain.