Le monde multipolaire et mondialisé vit au rythme d’une guerre permanente et multiforme pour le contrôle des richesses stratégiques.
Auteur : Frédéric Charpier
On connaissait les batailles des « guerres chaudes » et les rivalités sourdes de la guerre froide. Aujourd’hui, la mondialisation, en ce qu’elle suppose de compétition économique, a institué un état de guerre généralisée. « Sur ce champ de bataille où le combat paraît souvent indécelable se déploient des forces insoupçonnées qui utilisent des « armes » aussi bien conventionnelles qu’inédites et sophistiquées. La ligne de front qui oscille entre un cabinet d’affaires de Wall Street et une opération de maintien de la paix en Afghanistan décide ainsi du choix des armes ». Dans ce contexte, il n’y a ni ami, ni allié et « le retard ne se rattrape pas ». Le journaliste d’investigation Frédéric Charpier fait l’inventaire des forces en présence et de leurs armes, anciennes et nouvelles. Dans une synthèse remarquablement documentée, il remet en perspective de nombreuses affaires et leur donne sens en les reliant aux grands enjeux géostratégiques. La France apparaît ainsi en perte de vitesse face aux Etats-Unis qui, dans cette compétition mondiale, ont une grosse longueur d’avance. Les champs de bataille ? L’Irak, l’Afrique… D’autres puissances sont aussi impliquées dans cette « course effrénée à l’hyper-puissance » qui ponctue les relations internationales depuis l’effondrement de l’empire soviétique et l’apparition d’un monde multipolaire : l’Union européenne, mais aussi Israël et la Chine…
S’affirmer comme puissance, c’est contrôler les richesses et les ressources dans les domaines stratégiques que sont l’énergie, l’industrie de la défense, l’aéronautique et, bien sûr, le traitement de l’information. Il faut « conquérir les matières premières vitales indispensables à la prospérité future des économies », mais aussi les savoir-faire permettant de les stocker et de les exploiter. Ainsi la guerre n’est plus le fait des seuls militaires et stratèges : elle implique désormais des « guérilleros en col blancs » (avocats, hommes d’affaires, hauts fonctionnaires, agents secrets, etc.) « Les Etats y engagent des moyens considérables – services secrets, réseaux d’influence, cabinets d’enquête privés ou encore centres de recherche… – et soutiennent des fondations elles aussi largement mises à contribution. Ils recourent aux ONG, les organisations non gouvernementales, qu’ils peuvent manipuler ou instrumentaliser, ainsi qu’aux chambres de commerce, aux cabinets d’avocats d’affaires, aux sociétés militaires privées ou encore aux fonds d’investissement (ou hedge funds), véritables et modernes chevaux de Troie. » D’où la guerre des monnaies. D’où la crise de la dette européenne, directement liée à l’instrumentalisation des institutions financières de haut niveau pour manipuler les agences de notation. Les coulisses de l’ONU ou de l’OMC, les banques sont les nouvelles lignes de front. La dénationalisation de l’industrie pétrolière et la remise en cause par les Américains de la primauté des industriels français sont le véritable enjeu de la guerre en Irak. Les renversements de chefs d’Etat en Afrique (Côte d’Ivoire, Mauritanie, Madagascar) servent des intérêts qui dépassent largement les enjeux de politique intérieure. La lutte contre la corruption, noble cause s’il en est, est elle-même instrumentalisée.
La course à l’information
Dans ce contexte, l’information et la recherche scientifique sont déterminantes. Les héros en sont les cryptographes, mathématiciens, ingénieurs en télécommunications, informaticiens, linguistes, spécialistes des interceptions, du décodage et de l’analyse des messages transmis par GSM, Internet ou fax. La « guerre de l’information » est en effet cruciale dans la guerre commerciale et industrielle. L’espionnage classique se double de nouvelles pratiques. On subventionne des laboratoires universitaires, des agences gouvernementales ou des sociétés privées pour financer des programmes de recherche dans les domaines stratégiques : nanotechnologies, biométrie, robotique, lutte contre les armes bactériologiques, nouvelles ressources énergétiques, exploitation des ondes térahertziennes (qui permettent de détecter des explosifs et des mines). « Les Etats ne lésinent en effet sur aucun moyen, usant de tous ceux qu’ils jugent nécessaires à la lutte impitoyable qu’ils mènent sous les auspices de la guerre du renseignement dont l’action s’étend de la censure au contrôle des populations en passant par l’espionnage militaire, économique ou diplomatique ». Les réseaux sociaux sont largement mis à contribution pour collecter des informations, orchestrer des opérations de propagande, voire créer de fausses identités dans le cadre d’opérations clandestines. C’est la course au contrôle de l’Internet et à l’appropriation des banques de données, souvent via l’intrusion informatique (un ordinateur sur cinq serait utilisé à l’insu de son propriétaire). Les Etats-Unis sont le leader mondial en la matière. Ils contrôlent le Système interbancaire de paiement électronique (l’européen SWIFT, qui concerne 95 % des transactions financières internationales). Via un complexe montage financier, ils se sont accaparés les secrets de la société française Gemplus, leader mondial de la carte à puce. En septembre 2013, le Utah Data Center devrait être opérationnel. Ce centre d’écoute et de stockage d’informations ultra-sécurisé, d’un coût de 2 milliards de dollars, pourra casser les codes les plus récalcitrants au profit de la National Security Agency (NSA) et des entreprises industrielles et des institutions financières des Etats-Unis avec lesquelles elle est en étroite collaboration depuis plusieurs décennies. « Connaissant la mainmise que les Etats-Unis cultivent déjà dans la gestion et le contrôle des réseaux Internet et le quasi-monopole qu’y exercent les firmes informatiques et les fabricants de logiciels américains, l’on peut raisonnablement s’inquiéter de la création de ce centre d’espionnage qui augure mal, dans le futur, du caractère équitable du commerce international », conclut Frédéric Charpier. On peut aussi s’inquiéter de la protection de la vie privée, de la question de la souveraineté des Etats – puisque les seuls véritables acteurs de l’Histoire sont ceux qui ont une politique de recherche, les autres étant réduits à un champ de bataille – et de la régulation des relations internationales… Un livre palpitant, qui pose des questions politiques de fond.
L’économie, c’est la guerre : les agents secrets au service du big business
Frédéric Charpier
Seuil, 300 p., 21 €