Le moment criminel en économie

Le moment criminel en économie

Comptabiliser les activités économiques dites informelles

L’information est passée plutôt discrètement dans le courant de l’été, malgré son énormité : l’Italie et dans son sillage d’autres pays européens (dont la Grèce et l’Espagne) se proposent d’intégrer au calcul de leur PIB la part d’ombre que représentent des activités économiques dites informelles ou même criminelles.

Qui n’est pas au fait des stratégies internes aux dispositifs européens ne comprendra sans doute pas l’intérêt de la chose, car au fond, quel intérêt peut bien avoir un État local de se faire passer pour plus riche ? La réponse est évidente : elle a pour nom « déficit public »… Lorsque la norme européenne fait de la part des dépenses publiques un critère politique d’évaluation, quelques points gagnés au PIB sont quelques milliards possibles de dépenses publiques supplémentaires… Mais là n’est pas l’intérêt de l’information, d’ailleurs pas si étrange, le fait est assez régulier dans l’histoire des comptabilités nationales que ces jeux d’apparition-disparition des économies sporche (sales), comme on dit en italien. Il faut préciser au demeurant que l’inscription d’une estimation « à la louche » de ces revenus illicites ne vaut pas autorisation et blanc-seing moral – les polices continuent leur traque aux mafieux – et ne vaut pas non plus connaissance précise. Les estimations des économistes sur le trafic de drogue par exemple, généralement basées sur des extrapolations des chiffres de saisies, sont rien moins que fabuleuses, au sens strict du terme : qui raconte des fables… Rappelons, pour dimensionner grossièrement la chose que, en 2005, la valeur du marché mondial des drogues illicites était estimée à 13 milliards de dollars à la production (ce que leur culture rapportait donc aux producteurs) et à 322 milliards de dollars à la revente, en signalant, pour les connaisseurs, que le cannabis, première drogue consommée dans le monde, rapporterait à lui seul 114 milliards de dollars (UNODC, 2013). Pour mémoire, rappelons aux lecteurs avisés que le PIB du Maroc était en 2010 de 103 milliards de dollars…

De quoi tout ceci est-il le préambule ?

Depuis quelques années, la pensée économique est en ébullition et se cherche une révolution épistémologique du côté du réel. En résumé, disons que les chercheurs aujourd’hui préfèrent la description de la complexité à la simplification spéculative, rajoutent l’observable au mesurable, y compris en butinant sur les territoires des sciences sociales, tendent à rendre toute réalité économique vue d’un point de vue régional, historique ou sectoriel, à une typologie d’acteurs, de modes d’agir et de formes d’action. Pour le dire d’une formule, la nouvelle pensée économique privilégie les « mondes de production » plus que le mode de production (Piketty, 2013).

Voilà en résumé une « révolution épistémologique » dont je partage les prémisses. Mais que viennent faire là-dedans les « économies criminelles » et leur inscription au PIB de certains pays européens ? C’est d’abord pour éviter de tomber dans la logique un peu mièvre qui ferait de cette « posture » en économie, le simple énoncé de typologie d’acteurs et d’actions économiques, hors du temps et du mouvement même de l’économie, et surtout hors d’une question qui fait le centre de l’économie politique sur le contrôle et la régulation de l’impact des acteurs économiques sur la société.

Décrire la complexité 

De ce point de vue, les acteurs criminels dont on « officialise » l’existence en Europe, sont le signe d’une transformation dont peu d’économistes jusqu’à présent ont parlé.

En effet, ces économies criminelles dont il s’agit d’entériner l’existence (au moins pour en tirer de dérisoires bénéfices institutionnels) ne sont pas ou plus les « bonnes vieilles mafias » ou ces acteurs criminels, certes dangereux, mais connus des services de police (selon l’expression consacrée) et relativement « cadrés ». En fait, c’est l’hypothèse que je voudrais avancer ici : ces acteurs criminels combinent deux formes et modes d’action, sinon totalement inédits, du moins très éloignés des formes traditionnelles de criminalité économique. Une criminalité néolibérale en somme.

D’abord, on assiste à une multiplication de formes de prélèvement ou de prédation sur les activités économiques, formelles et informelles. Il faut entendre par prédation deux formes nouvelles de fabrication des rentes ou des prélèvements : d’une part, l’affaiblissement de l’État rend possible la multiplication des prédateurs, des plus connus qui sont les acteurs politiques aux plus criminels qui sont les groupes et milices armées. Le Nigeria, l’Irak affaibli en donnent des exemples quotidiens (Bayart, Ellis, Hibou, 1997).

Ensuite, les États eux-mêmes ou plus exactement les acteurs et groupes qui, en leur nom, collectent les prélèvements, fiscaux ou autres, le font de moins en moins dans une logique de redistribution, fût-elle clientéliste, mais dans une logique d’accaparement et d’enrichissement personnel ou clanique. Sous le terme aujourd’hui trop englobant de « corruption », on occulte le fait qu’une pluralité de modes de prélèvement se cache sous ce terme générique, et que les simples bakchichs des fonctionnaires ordinaires n’ont plus rien à voir avec les razzias qu’opèrent des acteurs publics en position de négocier la légitimité des actes administratifs ou de prélever des financements. Le régime de pouvoir capillaire instauré par Ben Ali en Tunisie en a largement donné un exemple abouti. 

Le terme de « rente » ne désigne aujourd’hui que très mal ces prélèvements effectués soit directement sur les stocks de l’État, soit sur les collectes légales que l’État assure et dont une partie sont détournés. Ils relèvent soit d’une véritable logique d’enrichissement personnel, soit de capitalisation d’entreprises politiques parallèles.

La rente : un terme inapproprié 

Même si le sens commun pense que cela a été de tous temps, il est au contraire très contemporain de constater que l’accès à une fonction politique est aujourd’hui un très sûr moyen, non pas seulement d’aisance ou de confort et d’influence, mais d’enrichissement, et c’est même une singularité des pays « émergents » que d’avoir vu se constituer une classe de parvenus formée de fonctionnaires enrichis, lorsqu’ils ont occupé des postes tactiques, dans les douanes, la police, l’armée.

La seconde forme de criminalisation de l’économie tient à la présence désormais presque universelle d’entreprises criminelles qui atteignent la taille de firmes, par des bénéfices démesurés sur des produits en croissance exponentielle. Le nouveau siècle a vu ainsi se développer, outre les organisations italiennes, mafia, camorra, n’dranghetta, des groupes criminels dont la puissance économique est désormais sans commune mesure avec une quelconque entreprise criminelle connue dans le passé. On sait, bien sûr, que certains cartels sud-américains sont désormais des puissances qui rivalisent avec l’État de leur propre pays, mais on sait moins que cette puissance économique colonise les économies dites « formelles » dans un rapport que, là encore, le terme un peu fade de « blanchiment » ne décrit en rien. À quoi il faut ajouter que les petites affaires sur tel ou tel produit, surtout le cannabis, le plus consommé et le plus banal des produits psychotropes, sont devenues un moyen très commun de capitaliser le démarrage d’une affaire, d’un commerce, un achat immobilier. Derrière la façade exhibée par la presse française des caïds de banlieue se cachent des acteurs économiques plus discrets et avisés qui savent « monter un coup de shit » puis investir leurs bénéfices dans une banale opération commerciale.

On entend par économies criminelles des activités qui, d’une part, produisent, commercialisent et capitalisent des produits interdits et d’autre part incorporent la violence physique comme compétence et recours managérial. Précisons que cette violence incorporée peut ne pas avoir à se manifester, la menace suffit, elle n’en est pas moins réelle et concrète. La frontière sociale et morale qui sépare le « criminel » de l’informel est là, dans ce recours, réel ou différé à la violence concrète. Or, c’est bien ce recours à la violence qui caractérise aussi bien les formes nouvelles de rente criminelle que la production et commercialisation des produits interdits, l’État criminalisé comme les nouvelles organisations mafieuses, et c’est cette commune mesure qui en fait alors non pas un épiphénomène, non pas un parasite, mais l’un des moments clefs de la transformation des économies modernes sous le label néolibéral.

Il faut entendre que le développement de ces économies criminelles est une pièce de la « révolution néolibérale », au même titre que la dérégulation des cadres de l’État social, le développement de l’entreprise de soi comme ethos (Dardot et Laval, 2010), et que l’analyse de ses formes locales et modes de développement est un enjeu majeur de l’analyse économique, mais aussi une bonne raison de rompre empiriquement avec une économie spéculative, car rien de ce moment criminel ne peut être analysé qui ne soit d’abord observé. 

 

Références

  • Je me permets de citer in extenso le texte de Thomas Piketty (2013) auquel je fais référence ci-dessus : « Trop d’énergie a été dépensée, et l’est toujours, dans de pures spéculations théoriques, sans que les faits économiques que l’on cherche à résoudre aient été clairement définis. On assiste aujourd’hui à un enthousiasme considérable, parmi les chercheurs en économie, pour les méthodes empiriques à base d’expérimentation contrôlées ». Piketty T. (2013). Le capital au XXIe siècle. Seuil, Paris.
  • Bayart JF, Ellis S, Hibou B. (1997). La criminalisation de l’État en Afrique. Bruxelles : Ed. Complexe.
  • UNODC (ONU contre les drogues et le crime), 2013.
  • Dardot P, Laval C. (2010). La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale. La Découverte, Paris.
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