Le développement autrement

Le développement autrement

Auteur : Mohamed Salahdine

Dès 1988, Mohamed Salahdine invitait à considérer l’économie dite informelle comme une alternative à l’économie étatique et à ses formes de distributions.

Les petits métiers clandestins, le business populaire est un plaidoyer. Spécialiste des problématiques de développement dans les pays émergents, Mohamed Salahdine (1946-1992) s’est penché sur l’économie informelle. Ce livre, né d’enquêtes réalisées entre 1983 et 1987 avec le concours de ses étudiants de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah à Fès, appelle à ouvrir les yeux sur une réalité socioéconomique qui va « au-delà de l’exotisme » et d’un « discours mythique et illusoire ». Le chômage des arrivants de la campagne, la précarité et l’importance et la permanence des activités souterraines interpellent le chercheur : faut-il y voir « une composante durable et structurelle de l’économie urbaine » et « une réserve de qualification pour le secteur « moderne » en dispensant une formation sur le tas au sein de relations paternalistes complexes mais favorables » ? Mohamed Salahdine conteste l’opposition entre un secteur dit moderne et un secteur dit traditionnel, dualité essentielle dans la réflexion sur le développement économique : « La modernisation de l’économie n’a pas répondu aux espoirs de ses promoteurs, elle n’a pas abouti à la polarisation capital / travail, elle a donné naissance à des phénomènes économiques et sociaux complexes, multiformes et contradictoires ». En témoignent la difficulté à appréhender le champ de l’informel et le flou terminologique des différentes tentatives de catégorisation. « Le secteur informel est présenté comme un secteur refuge, fourre-tout où l’on classe de petites entreprises modernes, des affaires artisanales organisées et des établissements en marge des lois et des règlements. » En 1972, le Bureau international du travail avait retenu les critères de facilité d’accès, d’utilisation des ressources locales, de propriété familiale des entreprises, d’échelle restreinte des opérations, des techniques simples et du faible nombre de travailleurs, de qualification acquise hors du système scolaire et de marchés échappant à tout règlement. D’autres études ont avancé des critères par branche d’activité, ou selon le degré de complexité de la comptabilité. Philippe Hugon a souligné la multiplicité des situations recouvertes par ce « concept globalisant » et « la multiplicité des activités exercées par un seul individu ». L’informel est-il une forme de production non capitaliste ? Quels sont les rapports au capital marchand ? Mohamed Salahdine déplore la confusion entre secteur informel et artisanat, qui n’en est qu’« une des composantes les plus visibles » : pour lui, l’informel, c’est d’abord des « réponses de survie » pour  les émigrés ruraux en proie au chômage.

 

Des enjeux de survie

Pour souligner les enjeux sociaux et politiques, il propose une « promenade socio-économique » à travers trois catégories d’activités, pour lequel il propose une synthèse très documentée, suivie d’entretiens : organisation du métier, conditions d’accès, rôle du capital comme barrière à l’entrée, sources de financement du capital de départ, aspects réglementaires, formation des travailleurs, catégorie socioprofessionnelle des clients, taux de rotation, niveau des gains, persistance des lieux familiaux… Il y a d’abord les métiers de survie : gardiens de parking, transporteurs non mécanisés (à dos d’âne ou à charrette), cireurs et marchands ambulants. Il y a ensuite le travail à domicile, avec les diverses situations des employées de maison, l’artisanat rural à domicile précarisé représenté par les tisserands, et les barbiers-circonciseurs, qui font aussi petit commerce et service religieux… Il y a enfin les activités transitionnelles, avec les guides non officiels, encouragés par les bazaristes, ou encore les transporteurs non déclarés des marchandises. Mohamed Salahdine décrit en détail le circuit de l’habitat clandestin et les manœuvres spéculatives des lotisseurs, courtiers, petits constructeurs.

Pour tous, « l’installation en ville paraît définitive et traduit un rejet catégorique du mode de vie rural ». Mohamed Salahdine pointe les carences de l’Etat. Le cas est criant en ce qui concerne les employées de maison, exposées aux violences et exclues de la législation sur les accidents de travail, ou plus insidieux, avec une gestion des parkings qui profite à l’Etat et aux exploitants. Pour tous ces métiers, l’illégalité signifie pas d’accès au système de crédit ni à l’assistance technique ou sociale, pas de possibilité d’accroître la productivité, problèmes de gestion… L’auteur plaide pour l’organisation des métiers en coopératives ou en associations, assurant un fonds de formation et protégeant ses membres.

Cette réflexion sur l’informel pose la question du développement économique. Mohamed Salahdine dénonce « le mépris d’un secteur qualifié d’« informel », « clandestin » parce que non conforme à une certaine rationalité économique dogmatique » : « Sur quelles bases peut-on affirmer que le secteur informel qui fait vivre plusieurs milliers de personnes, est dépourvu de logique et de rationalité économique ? » Or ces métiers permettent aussi une socialisation. Mohamed Salahdine dénonce l’idéologie dominante qui place au centre la référence au secteur moderne. Le développement économique ne saurait se réduire à l’industrialisation de grande dimension, ni à une concentration spatiale de la production, ni non plus à la concentration des pouvoirs, autant d’axes qui ont généré exode rural, prolétarisation, clochardisation et bureaucratisme. « Pourquoi les autorités locales ne réservent pas un sort équivalent au secteur informel, alors qu’il est créateur d’emplois, formateur, générateur de revenus et plus performant pour la production d’un certain nombre de biens et de services que le secteur moderne » ? Il préconise de regarder les activités populaires comme une composante dynamique de l’économie marocaine : « L’esprit d’entreprise n’est-il pas finalement le produit d’une culture populaire et peut-il être réservé aux seuls détenteurs de gros capitaux ou d’une formation scolaire académique ? » Alternative à l’économie étatique, cela peut être « une condition fondamentale du développement économique et social », en permettant de faciliter le processus de décentralisation : les exemples taïwanais et italien prouvent que « c’est à partir de la prolifération de micro-unités que s’est affirmée une industrialisation rampante servant de relais aux grandes entreprises ». Cela permettrait surtout de favoriser l’intégration des différentes branches de l’économie et de sortir ces métiers de la précarité.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Les petits métiers clandestins : le business populaire

Mohamed Salahdine

EDDIF (1988), 272 p.