Le « sortir » ou les transactions intimes comme vecteur de mobilité sociale ?

Le « sortir » ou les transactions intimes comme vecteur de mobilité sociale ?

La prostitution fait partie aujourd'hui des sujets les plus commentés au Maroc. Des documentaires basés sur des enquêtes de terrain, aux articles d’opinion sur un phénomène que l’on appelle à éradiquer, en passant par les récits de vie anonymisés,journaux et magazines de la presse écrite surtout, mais aussi orale, consacrent régulièrement leurs colonnes à ce sujet. En arabe et en françaisest pointé un phénomène social qui progresse considérablement dans des contextes urbains de plus en plus caractérisés par la précarité. Toutefois, il est frappant de constater que dans la majorité de ces comptes rendus, si les auteurs tentent de diversifier les lieux d’observation (bordels, cafés de jour, bars de nuit, discothèques, rues, voire même enclaves d’un divertissement sexuel rural) et les angles d’approche (tourisme sexuel, traite et réseau liés à la migration vers l’Europe et le Moyen-Orient, prostitution rituelle associée aux pèlerinages, etc.), ils n’envisagent jamais de questionner le principal concept par lequel le phénomène est pensé.

L’expression « sortir » (khrij) au Maroc

Tout apparaît comme si la prostitution était une catégorie objective qu’il était inutile d’interroger. Or, une analyse approfondie des réalités complexes enfouies et uniformisées sous le terme « prostitution »permettrait de comprendre les pratiques sans les penser au prisme des valeurs et des normes qu’elles enfreignent dans un contexte de répression de la sexualité en dehors du mariage. De plus, une telle approche aurait l’audace de poser un phénomène social en des termes qui n’empruntent pas au discours misérabiliste et victimisant sur la prostitution présentant celles qui la pratiquent comme des victimes de la pauvreté, de la violence, voire du proxénétisme et de la traite des êtres humains. Elle l’envisagerait plutôt en créditant les femmes d’une capacité à agir (agency) et à défier les déterminismes de la pauvreté. Le manque d’à-propos du concept de prostitution force à penser une alternative conceptuelle. L’expression « sortir » (khrij) émanant de mon terrain d’observation offre la possibilité de considérer les manières dont les jeunes femmes que j’ai côtoyées dès 2008 se dégagent des champs d’action en vue de subvenir à leurs propres besoins et/ou ceux de leurs familles d’origine, de se réaliser socialement en créant les conditions optimales à des formes de mobilité sociale afin de jouir d’un statut reconnu au sein de la société marocaine. Le « sortir » – au cœur duquel ont lieu des transactions intimes – est une réponse aux inégalités mais aussi le résultat de pratiques sexuelles et intimes qui permettent une réalisation non seulement économique mais aussi affective.

Dès mes premiers entretiens et observations sur les pratiques prostitutionnelles de jeunes femmes âgées de 17 à 34 ans, non mariées, déscolarisées, chômeuses intermittentes du secteur industriel et des services, il m’est apparu que la réalité de leurs transactions menées avec les hommes correspondait difficilement à la définition occidentale restrictive de la prostitution. Celle-ci en effet n’envisage ni les sentiments comme termes de l’échange sexuel ni la part d’information sur soi et les autres qui circulent. En d’autres termes, elle est un échange marchand froid délesté de toute profondeur sociale.

Au Maroc, selon les postures, la vision porte,au pire, uniquement sur l’immoralité des actrices ;  au mieux, sur la rationalité économique de l’échange. Une posture moralisatrice construit les femmes en coupables éhontées, uneautre, empathique et pragmatique, lesrange sous la catégorie de victimes des conditions socio-économiques. Pour l’une comme pour l’autre, qu’il s’agisse d’un péché ou d’une transgression par nécessité, la prostitution est un phénomène à éradiquer et qu’il est sans doute inconcevable de conceptualiser différemment. Ces posturescantonnent certains groupes féminins à la marge sociale et les privent de toute capacité à nommer leurs pratiques et à les faire reconnaître pour autre chose que des échanges immoraux ou de premières nécessités. Il est à ce propos frappant de constater que contrairement à l’Afrique subsaharienne où la terminologie argotique autour des économies intimes est foisonnante, le marocain ne possède que des termes injurieux (l-fsâd  ou stupre ; qhab ou putes). Cette réduction d’une activité économique à des valeurs doit être comprise sous l’angle de la licéité musulmane en matière de sexualité. En définitive, ce n’est pas le système de paiement qui est prioritairement mis à l’index mais bien une sexualité hors mariage. C’est ce qu’illustre l’usage des termes l-fsâdetzinâ (fornication), qui confondent prostitution et actes sexuels hors mariage.

Aussi, à la différence des pays occidentaux où les études sur la sexualité monétarisée ont permis dès les années 1980dedé-stigmatiserla prostitution et de la penser en termes de travail[1]  ;  au Maroc,les actes des jeunes filles avec lesquelles j’ai vécu pendant plusieurs mois tombent sous le double coup de la loi, qui punit la sexualité hors mariage mais aussi la prostitution, et sous le coup des normes sociales, qui condamnent les filles des rues, bnâtznaqî, qui « sortent » (tayikhurju) de leurs foyers – lieu de préservation des réputations – pour donner leurs corps en échange d’argent. L’effet conjugué de la moralisation des actes sexuels illicites et le fait de ne pas se définir en tant que « travailleuse du sexe » – une expression que le champ de la lutte contre le sida a toutefois tenté d’introduire – induit de la part des filles une définition des pratiques qui reflète mieux la complexité de ces dernières. Ainsi, quand les jeunes femmes disent qu’elles « sortent » (tan khruj), elles ne disent pas qu’elles se prostituent, elles signifient qu’elles ne sont plus vierges, qu’elles ont des rapports sexuels avec un ou plusieurs hommes, qu’elles sortent les rencontrer dans des lieux de divertissement (la rue en tant qu’espace de révélation de la liberté de soi est un lieu d’amusement potentiel), qu’elles nouent des relations plus ou moins longues avec eux, qu’elles obtiennent de ces relations de l’argent, des cadeaux, un soutien financier soutenu dans le temps, de l’amusement, des émotions, de l’amour. Elles ajoutent qu’elles en espèrent une stabilité de leur situation socio-économique, une réalisation de leurs aspirations sociales, qui demeurent conventionnelles, telles que le mariage.

Le khrij comme paradigme sexuel-intime-économique insécable

Le « sortir » (l-khrij) semble relever de pratiques qui vont au-delà de l’argent et du service sexuel et englobent ainsi les sentiments, l’amour, le plaisir et le désir, mais aussi les aspirations. Il n’est ni une pratique immorale volontairement exécutée par des êtres immoraux,ni unacte dedésespoir de la part de jeunes femmes qui perdraient toute maîtrise de leurs vies. Il est une stratégie d’amélioration de situations sociales bloquées. De toute évidence, les actes auxquels elles s’adonnent sont réprouvés par les jeunes filles et ils produisent une mésestime de soi dès lors que les intéressées se confrontent aux jugements dominants et à la stigmatisation de leurs vies que renforce une idéologie des genres,où, aux rôles féminins,estdifficilement associée à la maîtrise desdestins et des corps dès lors que n’existe aucun des critères valables (travail respectable)libérant de toute dépendance aux familles et aux hommes. En dépit de la condamnation sociale et légale, ces jeunes filles se construisent à l’ombre de la morale ou de la bien-pensance altruiste et charitable. Elles revendiquent leur habilité à subvenir à leurs besoins mais surtout à se dégager des moyens de consommation conséquents dans un contexte où la capacité à être socialement n’est pas seulement liée à la possibilité de se loger, boire et manger mais repose aussi sur un savoir-consommer qui fait le prestige et la respectabilité du quotidien. Le phénomène prostitutionnel marocain,vu en termes d’échange socialdense, de transactions intimes ou de khrij,nous renseigne davantage sur les manières de vivre d’une frange de la jeunesse féminine populaireguidée par une résistance à l’incertitude de leur avenir. Pour les jeunes filles, ce blocage s’illustre par le désaveu d’une école publique qui a instruit la plupart d’entre elles et qui n’est plus en mesure de préserver du chômage ; ainsi que par le ralentissement dramatique des mariages et la plus grande difficulté à émigrer vers l’Europe.

Par ailleurs, le «sortir» nous renseigne sur le défi que ces filles lancent aux normes sexuelles, aux féminités normatives ainsi qu’aux rapports de genre inégaux. En d’autres termes. Il est un fait social total dans la mesure où la lutte à l’échelle individuelle contre les inégalités sociales s’assortit d’un affranchissement intime, qui n’est pas sans contrepartie négative pour les filles. Si garçons et filles souhaitent tous deux une expérience sexuelle contredisant les normes en raison du recul del’âge au premier mariage, la normativité des genres continuenéanmoins de sanctionner uniquement les filles. Toutefois, c’est cette normativité qui enjoint aussi aux hommes de financer leurs compagnes. Le khrijsynthétiseraitpar conséquent l’accomplissement des nécessités socio-économiques et statutaires, une certaine modernité des relations intimes et des devoirs selon les scripts de la masculinité (le don) et de la féminité (le recevoir). Bien qu’iln’éradique pas les rapports de pouvoir, puisque la résistance des jeunes femmes passe par une forme de dépendance aux hommes, qui monopolisent les ressources économiques, le khrijcontribue à les bouleverser en créant un espace d’action et des opportunités de redéfinition des identités individuelles et féminines. Avec le khrij, tout indique qu’un nouveau paradigme sexuel-intime-économique insécable permettrait, en restant au plus près du vécu des acteurs, de lire des pratiques sans exclure aucun de ces trois aspects.

 

Bibliographie :

Menebhi, Saïda (1977). The Prostitutes.InF.Sadiqi, A. Nowaira, A. El-Kholy& M. Ennaji (eds.) (2009).WomenWritingAfrica.TheNorthernRegion.TheFeministPressat the CUNY.New-York, p.243-244.

Rafik, Fatima (1980). La prostitution feminineà Essaouira. Thèse de Doctorat sous la direction d’André Adam, Université Paris-V René Descartes.

Zryouil, Fatima-Zahra (2001).Al-baghâawal-jasadal-mustabâh. Ifriqiyaas-sharq. Beyrouth.

 
 

[1] Le travail de conscientisation politique sur la prostitution aurait été difficile dans un contexte où il était malaisé d’inscrire à l’agenda des luttes féministes marocaines les libertés sexuelles. La lutte pour les libertés sexuelles n’a pas été inexistante, mais elle n’a jamais été posée en tête des débats féministes marocains. Des voix se sont élevées à ce propos durant la seconde moitié du XXesiècle. Remarquons un renouveau des exigences en la matière depuis le début du XXIe siècle, diffusé avec plus de facilité à travers toutes les plateformes qu’offrent Internet. En ce qui concerne la prostitution, notons les poèmes que Saïda Menebhi a rédigés depuis sa prison en 1977. Son approche marxiste fait de la prostitution une exploitation. L’importance de ce texte réside dans la volonté de construire les femmes en victimes et non en coupables, ce que les travaux de Fatima Rafik et Fatima Zryouil poursuivront.