La valse entre résistance et adhésion

La valse entre résistance et adhésion

Réussir un projet de systèmes d’information (SI) sans réussir les changements escomptés, est-ce possible ?  Oui. Cela arrive quand on mène son projet à terme et qu’on atteint l’objectif sans que la cible ne saisisse entièrement la finalité du projet. C’est encore réussir la mise en œuvre de l’outil (une application en général) sans se l’approprier, sans qu’il soit correctement ni complètement utilisé.

Cela arrive quand la résistance au changement des utilisateurs et d’autres parties prenantes se révèle plus forte ou plus habile que la volonté de changement des décideurs et de l’organisation, ou encore quand les efforts pour conduire le changement sont inadaptés ou en deçà du nécessaire.

La conduite du changement est plus un ensemble d’attitudes et d’outils de bonnes pratiques que des techniques ou des vérités absolues. Elle peut être définie comme la capacité de faire passer un individu ou un groupe d’individus d’un état A à un état B, différent du premier. Dans les projets SI, l’objectif est de minimiser les niveaux de résistance des futurs utilisateurs et de faciliter l’intégration du nouveau SI dans l’organisation. C’est l’ampleur et les enjeux de cette «mutation» qui dictent l’intensité et la force à mettre en œuvre pour que le changement remplisse les finalités du projet.

Conduire le changement devient alors une activité principale pour n’importe quel projet de changement. Elle est nécessaire pour atteindre les objectifs1 de tout projet de changement :

1. L’Adhésion : Faire adhérer les principaux acteurs du projet

Temps réel, phase mise en œuvre du système : projet nouveau système

2. La Transformation : Se transformer grâce au produit du projet

Court terme, phase mise en production et appropriation du système : post projet

3. L’Évolution : S’approprier le système et autonomiser les utilisateurs

 moyen et long terme, phase de maturation

L’alignement stratégique de tout nouveau SI sur les objectifs de l’entreprise se décline en pratique sur trois sphères de l’entreprise : opérationnelle, organisationnelle et structurelle. Essayons de voir ce que cela implique et comment cela se décline dans le cas étudié de l’Office National de l’Eau Potable (ONEP).

Les trois niveaux de changement

D’un point de vue opérationnel, on détermine tout ce qui «devra être fait dans l’entreprise» : on conçoit, on modélise et on documente les nouveaux modes de fonctionnement des processus métier et de support de l’entreprise, pour distinguer les tâches «prioritairement automatisables» de celles qui ne le sont pas, ce qu’on va prendre en charge dans le nouvel SI sous forme de fonctionnalités ou transactions, et ce qu’on va continuer à traiter manuellement mais de manière harmonieuse et arrimée aux tâches qu’on a automatisées, le tout dans le cadre du Modèle d’Activités redéfini pour les besoins du projet SI. Cela implique une annulation             et/ou modification d’anciennes tâches, postes de travail ou même certaines fonctions. L’automatisation rend plusieurs actions métier totalement obsolètes.

Dans le cas de l’Office National de l’Eau Potable, le modèle de génération du «Bilan Besoins/Ressources» est prévu d’être pris en charge de façon automatique par ce nouveau système. Ce «Bilan» est central dans la mission de l’Office2 et stratégique pour l’approvisionnement en eau dans toutes les régions du pays, en se basant sur plusieurs données dont certaines proviennent du Haut Commissariat au Plan et des Agences de Bassin hydraulique. Cela permet, précisément, de prévoir les besoins en eau dans n’importe quelle localité du pays, à court, moyen et long terme. Le modèle a été formulé et spécifié par des agents de l’Office pour être automatisé. Sa prise en charge par le système rend obsolète sa production manuelle par les ingénieurs de l’office.

Pour le changement organisationnel, on détermine «qui va faire quoi» dans le nouveau SI, et hors nouveau SI, en se basant sur les travaux menés au niveau opérationnel. On redéfinit les profils nécessaires aux opérations, on conçoit alors les rôles et on affecte les autorités et les responsabilités. Cette tâche est fastidieuse et demande beaucoup de dextérité. Redistribuer les pouvoirs dans une entreprise est toujours une mission très délicate, porteuse d’enjeux et de risques.

Dans notre cas (ONEP), le premier noyau du système, mis en place par un intégrateur SI allemand,  est composé de deux domaines :

- le premier est le système métier3 de l’entreprise, destiné à la Planification et l’Équipement (PEQ) développé en spécifique pour répondre à des besoins particuliers à l’Office supportant la chaîne créatrice de la valeur à l’ONEP et permettant à cette dernière de mieux remplir sa mission. Ce système est transversal et touche, au niveau organisationnel, les quatre pôles de l’entreprise. Son développement a connu quelques difficultés techniques et fonctionnelles, occasionnant des révisions de choix techniques ou de périmètre.  Les difficultés méthodologiques étaient les plus ardues, le choix d’une méthodologie adaptée à l’ERP (prenant en charge le deuxième domaine) n’a fait que compliquer la mise en œuvre de ce domaine. Le défi a été relevé et le système est aujourd’hui opérationnel et son appropriation est en constante progression.

- Le deuxième domaine du projet SIONEP est Comptable et Financier (CFI). Le choix d’un ERP4 a procuré une certaine assurance et méthodologie au niveau de la mise en œuvre et a permis de mener à bien la réalisation de ces modules. Ces derniers ont été paramétrés, déployés et mis en production avec succès au niveau central et régional. Le développement de nouvelles applications, notamment celle produisant la «Liasse Fiscale» autour de ce domaine a permis à l’Office de se doter d’un instrument supplémentaire important et incontournable dans l’instauration d’une bonne gouvernance, surtout après son passage au contrôle d’accompagnement dans le cadre des dispositions de la loi 69-00 relative au contrôle de l’État sur les entreprises publiques.

Au niveau structurel, l’objectif de l’entreprise est de se réorganiser dans une logique de processus. Cette logique de transversalité est au cœur des systèmes ERP et a permis ainsi un décloisonnement total des services en place. Ce qui permet une coopération en temps réel et transparente entre les différents services. Dans notre cas, le cœur de métier de l’entreprise pris en charge par le système PEQ est développé en spécifique, et c’est autour de ses modules que s’intègre le nouveau SI et non autour de l’ERP. Ce qui pose un double défi d’intégration technique et de conduite de changement.

Pour ce niveau de changement, le cas de l’ONEP est très édifiant. L’intégration des domaines du nouveau SI permettra, petit à petit, la coopération de plusieurs métiers stratégiques d’une façon totalement automatisée : de la génération du Bilan Besoins/Ressources jusqu’à la mise en service des ouvrages publiques de l’eau et au paiement des fournisseurs en passant par les expropriations de terrains, la gestion des projets avec ses côtés technique et administratif, la gestion des marchés publics. Ces maillons opérationnels fonctionnent maintenant ensemble et de manière intégrée pour servir l’activité de la planification, qui consiste en la gestion des plans nationaux pluriannuels de l’adduction en eau potable, de la généralisation de l’approvisionnement en eau potable en milieu rural et de l’assainissement dans les deux milieux.

La conduite du changement

Le changement ne va pas de soi. Machiavel disait : «Il n’y a rien de plus difficile à réaliser, ni de plus enclin à l’échec, ni rien de plus dangereux à gérer que d’introduire un nouvel ordre des choses. Celui qui l’initie doit faire face à la résistance de tous ceux qui tirent profit de l’ancien système et ne bénéficie que d’une aide prudente de la part de ceux qui pourraient tirer profit du nouveau système».

Pour arriver à ces objectifs, les cibles de tout changement passent par sept phases :

1. Pressentiment

2. Choc

3. Résistance

4. Acceptation rationnelle

5. Acceptation émotionnelle

6. Ouverture

7. Intégration.

Toutes ces phases méritent de l’attention, mais celle qui nous intéresse le plus dans cet article est la phase de la résistance. En effet, c’est là que les risques d’échec d’un projet sont les plus élevés et où l’ingénierie de conduite de changement prend toute son importance.

Il existe plusieurs raisons ou motivations de la résistance aux changements. Certaines sont  rationnelles, constituant la partie apparente de l’iceberg, et d’autres relèvent de l’irrationnel, représentant l’autre partie, la plus importante d’ailleurs, cachée de l’iceberg et la plus difficile à maîtriser. Mais dans tous les cas, l’absence d’une vision partagée nourrit la résistance au changement, renforce la position de ceux qui l’entretiennent et complique la mise en œuvre des actions planifiées dans ce cadre. La négociation, avec ses corollaires communication et persuasion, représente, dans ce cadre, la meilleure arme et l’outil le plus puissant pour faire partager cette vision.

La réalité est beaucoup plus nuancée. L’ONEP est une entreprise où les ingénieurs jouent un rôle prépondérant dans la quasi-totalité des projets. Une bonne partie des utilisateurs clefs avaient leurs propres applications informatiques développées en interne par eux-mêmes ou par des collègues. Leur vendre un nouveau produit, même si c’est eux qui en avaient spécifié les caractéristiques, était une entreprise extrêmement difficile. La résistance n’était pas calculée ni programmée, elle était surtout inconsciente et motivée par souci de perfectionnisme. Ce qui la rendait encore plus difficile, parce qu’elle part de la bonne foi et de l’expertise.

Le perfectionnisme et l’expertise : les deux pièges de l’excellence

Aux côtés de l’équipe de réalisation, la direction du projet s’est fait accompagner par une équipe chevronnée en conduite du changement armée d’une méthodologie éprouvée, et formée de ressources qui ont fait leurs preuves dans de grands projets en Europe. La méthodologie retenue par cette équipe, et approuvée par la direction, est parfaitement adaptée aux modules de l’ERP choisi. Ce qui n’était pas du tout évident pour l’autre domaine développé en spécifique.

En effet, le périmètre du domaine à développer en spécifique avait été prédéfini lors d’une première phase du projet et était considéré comme contractuellement figé par les deux parties, fournisseur et cliente. Or, au moment de la production du Modèle d’Activité (MAC) de l’Office, livrable principal de cette phase et occasion unique de remettre à plat tous les processus existants et de procéder au re-engeneering de ces processus, la tendance de certains utilisateurs de référence a été de considérer, presque légitimement, les ateliers pour la production du MAC comme des ateliers de spécification de leur périmètre. Ce qui aurait pu être fatal pour la gestion du périmètre contractuellement préétabli comme input à cette phase du projet.

Le projet était dans la situation où on avait deux périmètres (scopes) pour le système à mettre en œuvre. D’un côté, l’équipe de réalisation campait sur son périmètre contractuel, de l’autre les utilisateurs maintenaient le cap du MAC comme étant «leur» périmètre fonctionnel à prendre en charge dans le système métier.

La direction du projet (fournisseur comme client) s’est retrouvée otage d’une situation conflictuelle latente et inextricable. Il a fallu beaucoup de volonté et d’audace de la direction générale, des sacrifices du fournisseur, des trésors de négociations avec les utilisateurs et des mesures vigoureuses prises au niveau du management du projet pour s’en sortir tout en sauvegardant les intérêts de toutes les parties prenantes.

Pour maîtriser les risques, une stratégie  et des actions

Tout changement est piloté en tenant compte des risques et des enjeux réels. La conduite du changement a, tout au long du projet, contribué à la maîtrise des risques générés par les changements inhérents à la mise en œuvre du nouveau SI. Cet accompagnement a nécessité la mise en place d’une stratégie et d’un plan d’actions comme input à la phase de lancement du projet SIONEP.

Toute la stratégie de changement était donc construite autour de l’analyse des risques et de leur évaluation. L’évaluation des risques est alimentée en partie par ceux apparaissant lors de la formalisation des processus (risques liés au changement de structure et d’organisation).

Ainsi, pour atteindre deux des premiers objectifs de la conduite du changement, à savoir l’adhésion et la transformation, l’évaluation des risques a mis en œuvre les actions permettant de maîtriser les risques identifiés :

Pour faire adhérer les acteurs, le management du projet a donc veillé à la bonne marche de deux processus :

• Le sponsorship et le leadership  (la garantie de la bonne marche stratégique du projet) ;

• La communication (le véhicule de toutes les actions selon les cibles).

Ensuite, pour assurer une bonne transformation des acteurs et  afin de les rendre performants, l’ONEP a veillé à la réussite des deux activités suivantes ;

• Formation et accompagnement (Sensibilisation, Transfert de compétences et Transfert de connaissances) ;

• Management de l’équipe projet (Cet ensemble d’activités est transversal le long du projet).

Pour que cette stratégie réussisse, son plan d’action, basé sur l’analyse des risques liés à la conduite du changement, se composait d’un plan d’action pour la formalisation des pratiques métier, d’un autre pour la  formation des utilisateurs finaux et d’un troisième axé sur la communication. Ces plans ont pris en charge les 6 processus suivants (voir schéma) :

• Management de l’équipe projet

• Sponsorship et leadership

• Communication

• Optimisation des pratiques métier

• Formation et accompagnement

• Capitalisation des connaissances

Consolidées en une seule stratégie, ces différentes activités ont été à même d’assurer, tantôt par des externes tantôt par des internes, la maîtrise du changement introduit aux niveaux organisationnel et structurel. Côté opérationnel, l’appropriation est encore en progression. 

 

Conclusions majeures

Au début du projet, l’équipe de conduite du changement a réalisé une «Évaluation des Risques Perçus» auprès d’acteurs de l’équipe projet ; certains résultats de cette évaluation sont comme suit :

Les 5 questions ayant eu les moyennes globales les plus basses sont :

1. Pensez-vous que le SIONEP est compatible avec la culture de l’entreprise ? (61%)

2. Rencontrez-vous des difficultés à concilier votre travail et le SIONEP ? (64%)

3. Pensez-vous que la formation qui vous a été dispensée est satisfaisante ? (65%)

4. Connaissez-vous la date de commencement et d’achèvement du projet ? (66%)

5. Pensez-vous que le service au client final va s’améliorer avec le SIONEP ? (69%)

Et les 5 questions ayant eu les moyennes globales les plus élevées sont :

1. Pensez-vous que le SIONEP est important pour l’ONEP ? (96%)

2. Pensez-vous que l’ONEP a la capacité pour mener un projet comme le SIONEP ? (91%)

3. Pensez-vous que l’ONEP a la volonté de réussir ce projet ? (88%)

4. Pensez-vous que la mise en oeuvre de SIONEP facilitera  votre travail ? (87%)

5. Pensez-vous pouvoir être disponible tout au long de la période du projet pour mener à bien les tâches qui vous ont été assignées ? (87%)

Cette enquête sur les risques du projet est extrêmement importante dans le sens où elle montre la volonté et l’optimisme des salariés pendant le lancement du projet. Malgré cet enthousiasme, les craintes et le pessimisme prenaient parfois le pas sur l’optimisme et la fraîcheur des débuts, surtout dans les tournants nécessitant des décisions de la part des membres du projet. Souvent ces derniers ne pouvaient pas trancher sans le recours systématique à leur hiérarchie administrative occasionnant ainsi l’allongement des circuits et des délais de validations intermédiaires. Cette attitude a posé un sérieux problème aux directions du projet, fournisseur comme client. Le système se trouve aujourd’hui déployé avec un niveau actuel satisfaisant mais qui se poursuit en constante progression. Son appropriation par les agents de l’Office consomme beaucoup d’efforts des différents pôles de l’entreprise. En effet, Le nombre projeté d’utilisateurs du système était initialement de 600 utilisateurs au niveau national (200 pour le domaine Financier et Comptable,400 pour le domaine Métier). Ce nombre a déjà atteint près de 800 aujourd’hui et il est prévu d’autres utilisateurs supplémentaires. Le fait que le nombre d’utilisateurs finaux ait augmenté par rapport au nombre initialement projeté a occasionné des efforts supplémentaires déformation, de communication, de sensibilisation et de support menés par les équipes technique et fonctionnelle de l’office. Cela se fait en interne avec succès.

L’exigence des équipes de l’ONEP et la volonté de leurs décideurs ont fini par vaincre les résistances, les leurs comme celles de leurs collègues. Leur système fonctionne, et il est utilisé.