La Société de transparence
Auteur : Byung-Chul Han
L’homme peut-il encore échapper à l’injonction permanente à la transparence, qui structure dorénavant tous les aspects de sa vie et le pousse à tout rendre visible et semblable ? C’est à cette question que répond le philosophe et essayiste Byung-Chul Han, en neuf chapitres courts mais denses, dans lesquels il dénonce, en convoquant des noms et des concepts de la philosophie et de la sociologie, les dérives de ce nouvel impératif dogmatique qu’est la transparence.
Un réquisitoire intransigeant contre la société de transparence
Le bilan de Byung-Chul Han est sans appel, et par certains aspects, terrifiant, car les dérives qu’il souligne posent question quant au développement même de l’être social et de la nature de ses interactions avec autrui et avec le monde. Ainsi, non seulement aujourd’hui sur les réseaux sociaux, dans sa vie personnelle, dans ses relations professionnelles, l’individu est sommé de se dire et de se montrer, mais cette injonction s’accompagne d’un nivellement qui efface les différences. En effet, une société de transparence est d’abord une société positive : « les choses deviennent transparentes lorsqu’elles se départissent de toute négativité, lorsqu’elles sont lissées et nivelées », écrit l’auteur. Le credo de la société de transparence, c’est « ça me plaît », et l’auteur fait judicieusement remarquer que ce n’est pas un hasard si Facebook s’est toujours refusé à introduire une option « dislike » dans les possibilités de commentaires.
Autre dérive de la société de transparence : elle anéantit le mystère en exposant tout, et tout le temps. Comme les choses n’ont de valeur que lorsqu’elles sont vues, on en arrive à une sorte d’obscénité et de « pornographie » visuelles : « est obscène l’hypervisibilité à laquelle manque toute négativité du dissimulé, de l’inaccessible et du secret », écrit l’auteur. La valeur d’une chose n’existe désormais que lorsque cette chose est vue, dévoilée, montrée. Pire : la valeur des choses dépendant de leur exposition, cette dernière doit répondre à des critères fondés essentiellement sur l’aspect extérieur, et sur la conformité à des contraintes de beauté. Dans l’exposition, ce ne sont pas les valeurs internes de la chose vue qui sont ainsi valorisés, mais les valeurs externes : en ce sens, l’exposition devient « exploitation », puisqu’elle conduit à une absolutisation du visible, de l’extérieur. Tout l’espace public devient une scène où tout est dévoilé.
Byung Chul-Han pointe également le risque d’écrasement, ou de disparition, du temps qu’induit la société de transparence.Il n’y a en effet plus de narration possible, plus d’histoire à raconter derrière ce qui se montre à chaque instant. Ce que dit Sartre du corps (à savoir qu’il est obscène lorsqu’il se réduit à la simple vacuité de la chair et n’est pas orienté, pas en action), l’auteur le transpose au corps social soumis au joug de la transparence. Car lui aussi devient obscène, en ce qu’il est hyperactif, hyper-productif et communique en permanence, mais sans que tout cela soit pourvu de sens et de direction. Or, la construction narrative conduit à une fin, à un achèvement, à une conclusion : l’absence de narration, elle, conduit à une disparition, à une perte, à un manque. La société de transparence ne produit pas de cheminement : elle se contente de montrer. Et c’est ce qui, selon l’auteur, appauvrit la réflexion et les échanges, car un chemin figé ne produit aucune richesse sémantique, aucune interrogation, aucune élévation.
Ce dont la société de transparence nous prive
Pour l’auteur, ces modes de fonctionnement de la société de transparence, ramènent l’homme « au statut d’élément fonctionnel d’un système», et « réorganise entièrement l’âme humaine . Or l’homme a besoin du mystère et du secret, pour maintenir intact son désir et son plaisir. L’auteur cite George Simmel en ce sens, relevant que la société de transparence rend tout évident, et « interdit à notre imagination d’y entremêler ses possibilités ; aucune réalité ne pourra nous dédommager de cette perte, parce qu’il s’agit là d’une activité autonome, qui, à la longue, ne pourra être remplacée par la jouissance et l’acceptation passives » (Georges Simmel, Sociologie, PUF, p.365).
Ce monde digital qui rend tout transparent a aussi comme caractéristique de nous priver de toute référence morale. L’auteur revient ici sur le changement de paradigme introduit par Rousseau qui proposait, contre le monde théâtral du 18ème siècle, où tout était scènes et personnages, « un discours du cœur et de la vérité ». Son impératif de transparence était presque « totalitaire », selon Byung-Chul Han : « ne fais, ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende ; et pour moi, j’ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes, ce Romain qui voulait que sa maison fût construite de manière qu’on y vît tout ce que s’y faisait » (Rousseau, Julie, ou La Nouvelle Héloïse, Garnier Flammarion, p.367). Mais souligne l’auteur de l’essai, tout en introduisant une rupture, Rousseau exposait ici une maxime morale. On ne peut pas selon lui en dire autant du monde digital d’aujourd’hui, qui n’est soumis à aucune exigence de moralité.
Autre privation qu’inflige la société de transparence : celle de l’altérité, de la différence. Comme tout est nivelé, pour être positif, et comme tout doit répondre aux mêmes critères, pour que la valeur d’exposition soit garantie, tout finit par se ressembler. Or, ne pas tout connaître de l’autre (ignorance) et garder la conscience de son altérité propre, sont des conditions nécessaires au bon fonctionnement du corps social, et des relations qui le régissent. L’auteur cite ici Nietzsche, pour rappeler ce besoin vital d’ignorance : « il faut encore que tu aies la volonté d’ignorance et que tu en fasses l’apprentissage. Il est nécessaire pour toi que tu comprennes que sans ce genre d’ignorances, la vie elle-même serait impossible, qu’elle est une condition pour qu’elle se conserve et prospère » (Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, p.254). La société de transparence fait aussi l’impasse sur la souffrance, sur tout ce qui est négatif : or, comme l’ignorance, la souffrance est un élément nécessaire à l’âme humaine, qui lui assure croissance, profondeur, force.
Enfin, un des derniers points évoqués par Byung-Chul Han dans son ouvrage, et pas des moindres, c’est celui du lien entre société de transparence et société de contrôle. Contrairement à Baudrillard qui prédisait en 1978 dans « Simulacres et Simulation» la fin de l’espace panoptique, on assisterait plutôt aujourd’hui, avec la connexion digitale, à une nouvelle forme de panoptique que l’auteur qualifie d’ « aperspectiviste » dans le sens où ce n’est plus le centre qui surveille, mais où tout le monde surveille tout le monde. Les individus sont connectés et communiquent massivement et en permanence, ils collaborent ainsi activement au système panoptique en se dévoilant. C’est un renversement conséquent, dans le sens où l’on n’est plus tenu d’être transparent par contrainte extérieure (comme dans le cas de la surveillance), mais par « besoin auto généré, c’est-à-dire quand la peur de devoir abandonner sa sphère privée et intime, cède la place au besoin de s’exposer sans honte », écrit l’auteur. Et tout cela avec le sentiment d’une liberté totale, puisque l’individu se soumet de lui-même à une contrainte qu’il n’intériorise pas comme telle. Ce faisant, l’individu finit par s’auto-exploiter lui-même (on revient à l’idée de la valeur par l’exposition).
Byung-Chul Han dénonce ainsi l’emprise de l’hypercapitalisme sur la société qui, à travers cet impératif de transparence, exauce ou parachève la réduction de l’individu à un élément fonctionnel du système. Selon lui, la société de transparence n’engendre pas de communautés fonctionnelles capables de créer du « nous » et des actions communes, mais consacre simplement des regroupements « fortuits d’individus isolés » qui peuvent partager des intérêts communs, mais sont d’abord là pour voir et être vus. C’est ce qui fait dire à l’auteur que la révolution digitale a transformé le globe en panoptique géant, où la liberté n’est pas attaquée (comme elle l’était par la surveillance) mais au contraire, en apparence totalement consacrée. Et lui fait tirer une terrible conclusion : « c’est en cela que consiste la dialectique de la liberté : la liberté apparaît sous les espèces du contrôle ».
" La Société de transparence" de Byung-Chul Han
Éditeur Presses Universitaires de France - PUF
Pages: 120
Par Hanane Harrath