La rente financière : une dérive du capitalisme contemporain

La rente financière : une dérive du capitalisme contemporain

Le libéralisme économique nous permettra-t-il de devenir tous rentiers ? C’est, en tout cas, le rêve que fait miroiter le capitalisme financier, c’est-à-dire la possibilité, pour tout un chacun, de vivre une vie de loisirs et de consommation sans limites et sans travail en prélevant des richesses créées par les « autres ».

Cette illusion de l’économie « de la rente de masse » dénigre le travail, dissocie le revenu de l’effort fourni pour le créer et délègue aux salariés leur propre exploitation. En promettant une rente financière colossale et perpétuelle (sous forme d’intérêts, de gains en capital et de dividendes), le capitalisme financier a réussi à orienter massivement l’épargne des ménages ainsi que l’épargne collective des salariés (à travers les plans d’épargne salariale, les plans d’épargne retraite, les stocks options, l’actionnariat salarié…) vers des placements boursiers et le financement des entreprises. C’est ainsi que le piège spéculatif s’est refermé. Ce n’est plus la finance qui est au service du travail (principal facteur de création de richesses) mais le travail qui est au service des actionnaires (seuls bénéficiaires de la richesse créée). Pour Pierre-Yves Gomez (2013), c’est le pire cauchemar de Karl Marx qui devient réalité : les épargnants prolétaires, qui se croient rentiers ou rêvent de le devenir, exploitent massivement le travail afin de maximiser les profits des entreprises et assurer une distribution maximale aux actionnaires.

La finance s’est ainsi assurée la captation d’une part significative de la richesse créée1 sans participer à sa production. C’est le retour de la rente sous sa forme financière, soit le transfert de la valeur créée par l’économie productive vers les institutions financières à partir de fonds prêtés aux grandes entreprises et qui ne leur appartiennent même pas mais qui proviennent, entre autres, de l’épargne des salariés de ces mêmes entreprises. En 2011, sur les 202,3 milliards d’euros investis par les entreprises non financières françaises en capital productif, 94,7 milliards d’euros ont servi au paiement de la rente financière (soit 46,8% de l’investissement n’est pas directement lié à la production, mais a servi au paiement de la rente financière).

Par conséquent, depuis les années 80, l’industrie financière s’est hypertrophiée au point qu’elle n’a plus qu’accessoirement pour finalité de financer l’économie réelle. (Selon les spécialistes, 5% seulement des transactions financières financent l’économie productive), le reste sert principalement le jeu de la spéculation et de l’investissement à court terme conduisant à une baisse de la création de valeur économique et à l’incapacité à soutenir la croissance (et à satisfaire les exigences de rentabilité financière2).

Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les causes de la financiarisation ? Quelles sont ses conséquences sur la gouvernance d’entreprise, les rapports de pouvoirs au sein des entreprises, leurs orientations stratégiques, leurs modes de management et leur responsabilité sociale vis-à-vis de leurs parties prenantes ?

Après les trente glorieuses, les trente financières

Les trente années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale connurent une croissance économique forte sous le régime d’accumulation fordiste, basé sur le développement de l’entreprise industrielle et la recherche du compromis au niveau de la répartition de la richesse créée entre salariés et capitalistes ; ce qui a permis d’assurer la synchronisation de la production et de la consommation de masse en offrant aux salariés un pouvoir d’achat suffisant pour « solvabiliser la production »3. Au tournant des années 1980, la situation a radicalement changé. En effet, le triple mouvement de décloisonnement des marchés, de déréglementation et de désintermédiation, la réhabilitation des marchés financiers, la multiplication des innovations financières et le développement des technologies de l’information et de la communication sont autant de facteurs ayant favorisé l’émergence d’un nouveau régime d’accumulation dit « financiarisé » ou « actionnarial », caractérisé par la redéfinition des rapports entre l’industrie et la finance en marquant la domination économique et politique exercée par les institutions financières au détriment des capitalistes industriels.

La financiarisation de l’économie a favorisé le transfert des revenus du travail vers le capital et l’émergence d’une économie d’endettement des États par l’accumulation des déficits et des charges d’intérêts4, des ménages pour compenser la baisse de leurs revenus et des entreprises pour profiter de l’effet de levier financier et améliorer la rentabilité financière offerte aux actionnaires5.

Une gouvernance des entreprises financiarisée

La financiarisation de l’économie et la montée en puissance des investisseurs financiers (comme les fonds spéculatifs ou les investisseurs institutionnels) dans le capital des entreprises ont profondément modifié les rapports de force au sein des entreprises ; elles ont mis les intérêts des actionnaires au centre des débats de la gouvernance, et soumis l’entreprise à d’impitoyables contraintes de rentabilité financière, tout en légitimant l’exclusion des autres parties prenantes de la prise de décisions et du partage de la rente organisationnelle (Charreaux et Desbrières, 1998).

La gouvernance ainsi financiarisée a conduit à la domination de l’idéologie actionnariale, a fait de l’impératif de maximisation de la richesse des actionnaires le but ultime du management des entreprises, et a érigé la valeur actionnariale (soit la valeur boursière des actions de l’entreprise) en principal critère d’évaluation de la gestion des entreprises du moment où l’on admet que « ce qui est bon pour l’actionnaire est bon pour l’humanité » (Vatteville, 2008).

Cette vision de la gouvernance se justifie par une représentation simplifiée de l’entreprise dans laquelle les actionnaires sont les propriétaires exclusifs de l’entreprise détenant par conséquent l’intégralité des droits de décision résiduels et se partageant l’intégralité des flux résiduels générés par l’entreprise (Charreaux et Desbrières, 1998). L’hégémonie de la vision financière de la gouvernance d’entreprise est donc basée sur le développement de la théorie économique de l’agence et justifiée par les différents scandales financiers du début des années 2000 qui prouvent l’existence de conflits d’intérêts entre les dirigeants et les actionnaires et la nécessité de contrôler et de discipliner les dirigeants par le biais de divers mécanismes disciplinaires et incitatifs6 dans le but de générer la rente maximale pour les actionnaires.

Par ailleurs, l’essor de la finance a également eu comme conséquence la liquidité croissante des marchés financiers, ce qui a provoqué un effet pervers puisque les actionnaires se sont détachés de l’entreprise. En effet, la structure de propriété est passée d’une logique de capital familial − qualifié de « capital patient » disposé à investir sur le long terme et qui vise à pérenniser le patrimoine familial et à assurer la continuité de l’héritage familial − à une logique d’actionnariat de « portefeuille »7 et de rendement à court terme porté par des actionnaires « nomades » et dépourvus d’affectio societatis8 qui menacent à tout moment de se défaire de leurs actions et de les redéployer dans d’autres entreprises s’ils ne sont pas satisfaits. Cela provoque une concurrence impitoyable et mondialisée en matière de profitabilité et de distribution de dividendes entre les entreprises pour attirer et fidéliser les actionnaires et assurer leur financement sur les marchés financiers.

Face à cette nouvelle donne, les dividendes ne cessent de croître9, et ce, malgré les éventuelles baisses de la rentabilité. En effet, de nombreuses études montrent que les entreprises n’hésitent pas à sacrifier des opportunités d’investissement et à s’endetter afin de garantir une distribution de dividendes satisfaisante aux yeux des actionnaires. Le théorème du chancelier allemand Helmut Schmidt (1974) selon lequel : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » est-il vraiment valable de nos jours10 lorsqu’on sait que la distribution de dividendes se fait de plus en plus au détriment de l’investissement11 ?

La financiarisation des stratégies

La financiarisation a également des conséquences sur les stratégies des entreprises qui sont passées d’une logique fordiste qui consiste à « épargner et investir » à une logique financière de « diminuer la taille et distribuer ». Cela passe par la réduction du nombre de leurs activités à travers une triple politique de recentrage sur le cœur de métier, d’externalisation et de délocalisation des activités non stratégiques, ou l’allègement des bilans des entreprises à travers le désinvestissement, la cession d’actifs, le recours massif aux rachats d’actions et la diminution des dépenses, laquelle implique un report de contraintes sur les autres parties prenantes, notamment sur les salariés (plans de licenciement, réduction des salaires, courses à la productivité, recours à la flexibilité du travail (contrats courts, intérim…), les fournisseurs (réductions imposées des prix, transferts de risque) et le sacrifice de certains objectifs productifs de long terme au nom de la sacro-sainte rentabilité financière (Batsch, 2002).

En effet, au-delà de la captation des profits de l’entreprise par les actionnaires au détriment des autres parties prenantes, la dictature de la rentabilité financière à court terme entraîne un coût social supplémentaire. Il s’agit du coût d’opportunité de l’ensemble des projets de développement des entreprises misant sur l’innovation, l’utilité économique, sociale et écologique qui ne sont pas entrepris du fait qu’ils ne répondent pas à la rentabilité financière exigée par les actionnaires (Cordonnier et al. 2013). Dans cette perspective, les choix d’investissement se font principalement sur la base de critères financiers à court terme, ce qui peut causer une non-production de richesses (notamment immatérielles) qui ne peuvent être mesurées par des indicateurs financiers ou qui ne rapporteraient pas la rentabilité minimale exigée par les actionnaires (la fameuse règle des 15% de ROE12).

Par ailleurs, du fait de sa préférence pour la croissance externe par l’intégration financière (des fusions et acquisitions) plutôt que la croissance interne basée sur le développement d’activités productives complémentaires, la grande entreprise contemporaine serait devenue un lieu d’affaires, pas de création industrielle13. Par conséquent, son profit pourrait, lui aussi, être assimilé à une rente. En effet, selon Henni (2008), les sociétés non financières ne tiraient en 2007 qu’environ la moitié de leurs ressources de leur métier propre alors que l’autre moitié proviendrait de rentes tirées du capital externe (sous la forme de dividendes reçues) et ne constituerait par conséquent pas une valeur ajoutée nouvelle.

Conclusion

Si les défenseurs du capitalisme financier annonçaient la « fin de l’histoire »14 économique par le passage à un mode de régulation économique efficient et optimal qui promet la protection des actionnaires des pratiques abusives des dirigeants ainsi qu’une meilleure allocation des ressources et des risques (Aglietta et Rébérioux, 2004), la crise de 2008 a remis les pendules à l’heure. Elle a révélé au grand jour l’inefficacité des mécanismes de la gouvernance actionnariale, le surendettement des acteurs économiques, l’impact de la prise de risque et de la spéculation excessives et l’insoutenabilité sociale et environnementale de la croissance des profits et des dividendes.

De plus, en focalisant l’attention des dirigeants sur la création de valeur à court terme pour les actionnaires, le capitalisme financier a réduit l’entreprise à un objet de propriété et a négligé sa responsabilité envers ses parties prenantes faisant planer la menace de l’effondrement de la coalition que représente l’entreprise car, rappelons-le, la pérennité de l’entreprise dépend particulièrement de la fidélité et de la confiance de ses parties prenantes.

Pour sortir de cette impasse, il conviendrait de modifier l’équilibre du pouvoir au sein de l’entreprise de passer d’une gouvernance actionnariale à une gouvernance pluraliste (Albouy, 2008), qui reconnaisse la diversité des intérêts des partenaires de l’entreprise, qui revalorise le travail, qui prenne en compte le facteur environnemental et qui assure une répartition équitable de la rente entre les différentes parties prenantes.

 

1.     En 2007, 40% des profits privés aux États-Unis ont été réalisés par des banques (contre 10% en 1980) alors qu’elles ne représentent que 15% de la valeur ajoutée et 5% des emplois privés américains.

2.     Selon un benchmark international, la rentabilité financière moyenne attendue par les actionnaires est de 15% alors que le taux de croissance de l’économie française est, par exemple, de 0,4% en 2014, selon l’INSEE.

3.     « Notre propre réussite dépend en partie de ce que nous payons. Si nous répandons beaucoup d’argent, cet argent est dépensé. Il enrichit les négociants, les détaillants, les fabricants et les travailleurs de tous ordres, et cette prospérité se traduit par un accroissement de la demande pour nos automobiles. » Voir :Ford, H. (1925). Ma vie et mon œuvre. Paris : Payot.

4.     En 2014, les intérêts seuls ont alourdi la dette publique de la France de 45 milliards d’euros.

5.     L’amélioration du taux de rentabilité financière (mesuré par le ratio : bénéfice net/capitaux propres) peut se faire, soit par l’augmentation du numérateur (le profit), soit par la diminution du dénominateur (les capitaux propres, en augmentant la part de la dette et en procédant à des rachats d’actions). Autrement dit, plus la mise des actionnaires est faible, plus leur rentabilité est élevée.

6.     En indexant par exemple la rémunération des dirigeants à des indicateurs de performance financière (qui peuvent être parfois déconnectés de la réalité industrielle ou sociale de l’entreprise).

7.     Alors que les actionnaires familiaux engagent la majeure partie de leur patrimoine personnel dans l’entreprise familiale, les investisseurs non familiaux diversifient leurs placements boursiers en investissant dans plusieurs entreprises afin de minimiser le risque et maximiser la rentabilité.

8.     L’affectio societatis est une notion juridique indispensable à la constitution d’une société et qui signifie la volonté des associés d’œuvrer en commun au projet d’entreprise. Dans la société familiale, la dimension affective est plus forte car l’affectio societatis est enrichi par l’affectio familiae qui représente la cohésion et le sentiment d’appartenance des membres de la famille à l’entreprise (Tandeau, V. 2011).

9.     Les entreprises cotées ont versé en 2014 un montant record de 1190 milliards de dollars sous forme de dividendes.

10.   En 1999, les syndicats de Michelin ont reformulé le théorème comme suit : « les profits d’aujourd’hui font les licenciements de demain et les dividendes d’après-demain », suite à la décision de licenciements boursiers de 7500 salariés alors que les résultats étaient en hausse de 20%.

11.   À titre d’exemple, 85% des profits des entreprises du CAC 40 sont distribués sous forme de dividendes, alors que ce taux était d’environ 30% dans les années 80.

12.   ROE : Return On Equity ou rentabilité des capitaux propres.

13.   On observe même l’apparition des entreprises sans usines comme Apple, Nike, Microsoft, ou Coca-Cola qui font fabriquer par des sous-traitants (souvent dans des pays à bas coûts) et ne conservent que les deux extrémités de la chaîne de valeur : la conception et la distribution (Btasch, 2002).

14.   « En dépit de l’apparente divergence, entre économies développées, des institutions en matière de gouvernance, de la structure de propriété, des marchés de capitaux et de la culture d’entreprise, les lois élémentaires de la forme sociétaire ont déjà atteint un niveau élevé d’uniformité ; et cette convergence ne devrait pas s’arrêter. Une raison essentielle de cette convergence est le très large consensus normatif selon lequel les managers doivent agir dans l’intérêt exclusif des actionnaires. Puisqu’il est très peu probable que l’idéologie dominante de la valeur actionnariale soit remise en cause, son succès marque la fin de l’histoire” en matière de droit des sociétés. » (Hansmann et Kraakman, 2001).

 

Bibliographie

·         Aglietta, M. et Rebérioux, A. (2004). Dérives du capitalisme financier. Paris : Albin Michel.

·         Albouy, M. (2009). Valeur actionnariale et responsabilité sociale de l’entreprise. Cahiers de recherche, n2009-E9 E2.

·         Batsch, L. (2002). Le capitalisme financier. Paris : Coll. Repères, éd. La Découverte.

·         Charreaux G., Desbrières P. (1998). Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre valeur actionnariale. Finance-Contrôle-Stratégie, vol. 1, n°2, pp. 57-88.

·         Cordonnier, L., Dallery, L., Duwicquet, V., Melmiès, J. et Vandevelde, F. (2013). Le coût du capital et son surcoût. Sens de la notion, mesure et évolution, conséquences économiques ». Clersé : Université Lille I.

·         Gomez, P-Y. (2013). « Le travail invisible. Enquête sur une disparition . Éditeur François Bourin, Paris.

·         Hansmann, H., Kraakman, R. (2001).The End of History for Corporate Law. Georgetown Law Journal89, p. 439-68.

·         Henni, A. (2008). Crise du capitalisme de rente, endettement et répartition des revenus. Recherches internationales, n° 84 (octobre-décembre).

·         Tandeau, V. (2011). Guide pratique des entreprises familiales. Paris : Eyrolles.

·         Vatteville, E. (2008). La création de valeur : de l’exclusivité actionnariale à la diversité partenariale. Management et Avenir, n°18 (septembre).