La Martingale algérienne, d’Abderrahmane Hadj-Nacer
Auteur : Abderrahmane Hadj-Nacer
« La Martingale algérienne, réflexions sur une crise » est le titre de l’essai d’Abderrahmane Hadj-Nacer, publié en juin 2011 à Alger. L’ouvrage est le premier essai de l’auteur, déjà à sa deuxième édition. Une version augmentée et préfacée par la merveilleuse plume du journaliste algérien Kamel Daoud qui écrit : « Les conclusions sont précises … et surtout à la fin on n’enterre pas le mort, on le réveille » ! Dans l’ensemble de l’ouvrage largement biographique, l’auteur, ex-gouverneur de la Banque centrale du temps du premier ministre Mouloud Hamrouche, apporte un récit très personnel, mettant tour à tour l’Algérie et son histoire dans le contexte mondial avec ses grandes mutations. Il ne se contente pas de faire un constat et d’apporter un témoignage, il procède à une analyse raffinée et propose aussi des solutions pour sortir de la crise.
A l’âge de 60 ans, il dit surtout ressentir une profonde frustration. « Collectivement, on est tellement hors du temps. C’est un échec collectif ». Scrutant l’intelligence des contextes et une lecture de l’histoire de ce qu’il appelle le Maghreb Central, l’auteur note que l’Etat post colonial « est un Etat qui n’est pas parti de repères faisant le lien avec notre histoire, notre sociologie et notre anthropologie et la nécessité d’un monde moderne».
Pour que les jeunes retrouvent l’histoire
Ce livre n’est pas le fruit des printemps arabes, Hadj-Nacer assure que son essai a été réalisé deux ans auparavant ; mais la seconde édition comprend un épilogue comprenant une lecture des événements de 2011. L’essai est né d’une quête personnelle de Hadj-Nacer et sa volonté de discuter avec des Algériens de 20-30-40 ans, ceux là mêmes qui n’ont pas connaissance de l’histoire de l’Algérie, laquelle ne leur a pas été enseignée et pour cause, ceux qui dirigent n’ayant pas de légitimité historique, ont peur d’en parler. Au fil de son ouvrage il développe quatre équations de base : pas de développement durable sans conscience de soi ; pas de gouvernance sans l’existence d’une élite nationale ; pas d’économie performante sans démocratie et pas de liberté sans un Etat fort.
Ce rapport privilégié avec l’histoire et la conscience de soi amène l’auteur à considérer que le système algérien est fait d’éternels recommencements d’erreurs qui s’approfondissent, parce qu’on ne tient pas compte de celles de nos ancêtres, ni de celles de la génération précédente. Hadj Nacer veut initier un débat avec les jeunes sur le changement. Un changement qui ne devra pas passer par la négation de ce qui a été fait jusque-là.
Il précise que ce qu’il dénonce n’est pas une affaire de personnes, le système est une logique à laquelle adhèrent des individus. Ce n’est pas X qui crée une logique d’adhésion autour de lui. C’est pour cela qu’il faut travailler sur la nature du système et non sur les individus.
Les élites sont un enjeu fondamental dans l’analyse de l’auteur. Un peuple vaut ce que valent ses élites quelle que soit la période, quel que soit le pays. Là aussi il relève l’anéantissement par le système des élites en parallèle avec mise en place de conditions de leur non régénération. Qu’a-t-on fait à l’élite algérienne ?, s’interroge- t- il. « La trahison des clercs existe». Certains ont trahi et fonctionné avec le système. Sur le plan statistique, ils représentent la part de lâcheté qui existe dans chaque groupe social. Il y a aussi les autres qui n’ont pas accepté cette offre de service. C’est presque normal. Le taux de gens capables de liberté et d’autonomie est toujours faible… Le jour où véritablement ça recommencera à fonctionner, où trouver les cadres ? L’effort de formation a été détruit, tous secteurs confondus constate–t-il. Il n’y a pas de relève. Il y a des diplômés mais pas de relève ! La capacité future de l’autonomie est grevée par la non-mise en place d’un système d’avenir.
Les dimensions culturelles sont omniprésentes dans cet ouvrage. En Algérie, l’arabe règne mais le français gouverne. Cette situation a été voulue dès l’indépendance par le nouveau régime. On a vendu une espèce de sous-culture arabophone en réduisant les capacités intellectuelles de la population. En outre, il faut le souligner, les élites francophones et arabophones, occupées à des oppositions factices, ont participé à la suppression de l’histoire et de la philosophie dans l’enseignement.
La rente pétrolière est également désignée comme un désavantage paradoxal. Il constate qu’à chaque augmentation des cours pétroliers, c’est l’immobilisme. Jusqu’en 1973, l’Algérie obéissait à une logique de développement. A partir de 1973, la logique rentière s’est installée. «A 15 dollars le baril, le pays se met au travail et engage des réformes. A 20 dollars, il ne fait plus d’effort».
La « désaccumulation » n’est pas un hasard
Le régime avait une possibilité d’évolution dans les années 1980 et 1990. La « désaccumulation » qui constitue une des caractéristiques de ce système ne l’a pas permis. Il relève aussi l’inexistence des outils susceptibles d’assurer une anticipation et une approche prospective. Le pouvoir a cassé tous les instruments d’analyse, de statistiques et de projections sur le futur. L’arbitrage aussi est un élément majeur pour assurer la performance d’un système, son déficit introduit un handicap majeur à l’autonomie de décision. L’auteur relève que ce déficit n’est pas propre au système actuel il a des origines historiques. Faisant une archéologie du pouvoir, il remonte à l’Etat rostoumide, kharidjite du Maghreb central, il revisite plusieurs moments de transition politique (l’émir abdelkader, Abbane Ramdane, Benbella, Boudiaf , Chadli...).
Il écrit: « La nature a horreur du vide. La disparition, depuis 1992, de toute tentative d’élaboration d’un processus d’arbitrage, a conduit à la délocalisation de la décision stratégique à l’extérieur du pays. Pendant que Carlyle décide qu’Orascom sera le détenteur de la licence de téléphonie mobile, l’arbitrage se résume au partage du reliquat de la rente ». Il y a ainsi des paradoxes très frustrants ; « Les ingénieurs algériens font fonctionner actuellement des groupes pétroliers et gaziers dans le Golfe comme au Qatar. Leurs places en Algérie sont prises par des étrangers. Sonatrach est obligée de sous-traiter tout ce qui est complexe. Sa dépendance est plus forte que par le passé. Cette situation reflète la peur envers une élite qui accumulerait et qui pourrait prendre le pouvoir remettant en cause certains statuts. Aussi met-on dehors cette élite algérienne la remplaçant par des étrangers lesquels prennent du pouvoir».
Pouvoir apparent et pouvoir réel, le grand décalage
Dans le domaine économique, on favorise les rentiers par rapport aux producteurs et l’informel au détriment du formel. La Banque centrale et le Dinar sont à l’image du pouvoir. L’informel est une convertibilité plus souple que le formel, mais arbitraire puisque soumis à la traque, au chantage et à la manipulation. Hadj Nacer ajoute que même «la main de l’étranger» est une des multiples «ruses» du régime pour fédérer les appuis autour de lui… Les constituantes de l’autorité et de la discipline qui accompagnent la légitimité d’un pouvoir font largement défaut. Ce sont là des indicateurs d’un Etat faible. Finalement la question et l’enjeu de l’auteur se présentent ainsi : comment les Algériens pourraient ils devenir des hommes libres plutôt que d’éternels rebelles ? Il écrit que : « notre échec est de n’avoir pas su mettre en place des institutions légitimes et durables » mais l’optimisme prend finalement le dessus, il rappelle les tendances lourdes de l’Algérie aujourd’hui et conclut : « Eau, Ressources matérielles, Ressources humaines et du bon sens, S’il est une martingale, c’est celle-là la gagnante ».