L’uber-économie : levier de l’entreprenariat marocain ?

L’uber-économie : levier de l’entreprenariat marocain ?

Au cœur des débats, l’Uber-économie, et l’une de ses composantes le cyber-entreprenariat, cristallise aujourd’hui un certain nombre d’enjeux économiques, sociaux et politiques. Elle semble convertir de plus en plus d’adeptes, en particulier des jeunes qui voient dans les TIC le moyen privilégié de concrétiser leurs ambitions d’entreprenariat. Quel sont les principaux business models déployés par ces cyberentrepreneurs ? Quels sont les facteurs clés de succès et les écueils qu’ils rencontrent ?

 

Le Maroc, un écosystème favorable

 

La disruption1 provoquée par l’essor de l’économie on-demand est amplifiée par trois dynamiques : sociétale, technologique et économique. ″What’s mine is yours″2: dans un contexte économique, où la crise de 2008 a poussé les consommateurs à se tourner vers des modes de consommation alternatifs axés sur le partage, la valeur d’usage prime désormais sur la valeur de propriété, qui n’est plus révélatrice du statut social. Au Maroc également, la consommation collaborative est désormais largement ancrée dans les mœurs comme en témoigne l’essor de plateformes telle que Avito.ma (sites de petites annonces).

 

Bien que l’échange soit au cœur de nos civilisations depuis la nuit des temps, la disruption suscitée par l’émergence de la consommation collaborative est intimement liée au fait que la plateforme numérique a rendu archaïques les façons plus traditionnelles d’échanger, permettant de transcender les frontières géographiques et temporelles, ainsi que celles entre fournisseur et consommateurs. Sur le continent africain, les infrastructures se multiplient : généralisation du haut débit, de l’internet mobile, des smartphones et de la géolocalisation, web social, communautés d’intérêt. Les transactions électroniques sont dignes de confiance et l’attrait croissant des Marocains pour les services numériques en ligne favorise l’émergence et l’essor de l’économie on-demand et des opportunités d’entreprenariat qu’elle offre aux jeunes.

 

Le Maroc s’est doté d’un plan numérique 2020 qui a l’ambition d’activer le potentiel d’entreprenariat des jeunes marocains, permettant ainsi de tirer bénéfice du dividende démographique à travers la création d’un écosystème favorable. Ces cyberentrepreneurs ont même réussi à ubériser plusieurs marchés institutionnalisés grâce à l’adoption de nouveaux business models permettant de dépasser les traditionnelles barrières à l’entrée et de bouleverser les règles de succès.

 

Le cas des marketplaces : Kaymu.ma

 

Créé il y trois ans, Kaymu.ma se positionne comme le marché virtuel des bonnes affaires au Maroc avec pour ambition de devenir la première marketplace du pays pour les échanges entre particuliers et entreprises. À l’exception de la logistique, les fonctions primaires de la chaîne de valeur sont externalisées aux clients. Kaymu.ma contrôle les colis envoyés par les vendeurs avant leur expédition aux acheteurs, et ce, afin de garantir la fiabilité et la qualité de son service, en contrepartie du prélèvement d’une commission de 7% sur chaque transaction effectuée.

 

La réussite de ce business model repose sur le soutien que propose la plateforme commerciale à ses trois catégories de vendeurs en termes de formation au métier d’e-commerçant, d’expertise marketing et logistique, ainsi que l’accompagnement lors du processus de transformation (le commerce physique devient virtuel) ou de migration (vente à partir du site web personnel vers la vente via Kaymu.ma) afin de dynamiser la plateforme globale du site et d’assurer la meilleure expérience client possible. Kaymu.ma est également adossé à l’incubateur Rocket Internet3 , ce qui lui permet d’accéder plus facilement au financement, mais surtout de bénéficier du soutien opérationnel et des compétences de l’incubateur sur le plan marketing et logistique.

 

Le marché marocain présente des contraintes spécifiques :

 

L’infrastructure du pays est encore insuffisante, il manque des ressources humaines qualifiées avec un esprit « start-up ». En outre, les intervenants externes de l’écosystème Kaymu.ma peuvent freiner la croissance et le développement de ce type de plateformes commerciales. Les contraintes de paiement, tant pour les vendeurs qui refusent d’expédier leurs produits sans paiement préalable, que pour les acheteurs qui manquent de confiance dans le paiement en ligne, jugé insuffisamment sécurisé, sont encore très fortes. De plus, les difficultés logistiques perdurent, générées par un taux encore important de non-conformité des colis expédiés par les vendeurs, malgré les efforts investis par Kaymu.ma afin d’améliorer son processus de sélection des vendeurs, d’où l’importance de la e-réputation.

 

Le cas des achats groupés : Hmizate.ma

 

Hmizate.ma, superdeal.ma, mydeal.ma, marocdeal.com : parmi tous ces précurseurs marocains des achats groupés, seul le premier a su asseoir son leadership sur le marché local, grâce à un business model original adossé à une stratégie marketing savamment orchestrée. Créé en 2011, le concept Hmizate, « les bonnes affaires » en arabe, repose comme ses concurrents sur la technique des achats groupés pour négocier des réductions auprès des commerçants.

 

Dès son lancement, le site a misé sur les deals « petites sommes » afin de changer graduellement les habitudes et les perceptions des consommateurs encore frileux face aux achats en ligne. La confiance est donc la clé de voûte d’un tel modèle, d’où le rôle déterminant d’un bouche-à-oreille positif. Ainsi, la plupart des sites de deals ont misé sur le web marketing (emailing, Google Adwords, Facebook Ad, retargeting…) pour faire connaître leurs services. Hmizate a choisi, en plus, de lancer une campagne d’affichage ambitieuse afin de gagner rapidement en notoriété, en crédibilité et de créer une image de marque forte. En 2014, Hmizate.ma a dégagé plus 40 millions de dirhams de chiffre d’affaires.

 

Le site propose, par ailleurs, une assistance téléphonique pour les achats en ligne avec un service client toujours accessible et réactif. C’est sur la transparence et une différenciation par les services que repose la proposition de valeur de Hmizate. La réussite de ce type de business model s’appuie également sur le recrutement et la fidélisation de partenaires de qualité afin de capter les offres les plus attractives permettant d’atteindre rapidement un volume de vente suffisant. Cette dernière condition est en fait nécessaire pour réussir à attirer des investisseurs potentiels qui sont plus confiants dans le cas des business model permettant déjà de dégager des revenus, gage d’une profitabilité à court terme. Tous ces facteurs conjugués expliquent la capacité de Hmizate à avoir levé récemment 1,6 million de dollars auprès de deux fonds d’investissement.

 

Le cas des sites de petites annonces : Avito vs Marocannonces

 

Le marché des petites annonces en ligne a connu de son côté un mouvement de concentration et une série de fusion-acquisition afin de faire face à la multiplication des acteurs (plus de 250 sites à l’époque). Aujourd’hui, Marocannonces, le pionnier du secteur – lancé par Tajdine Filali en 2000 et qui n’a fait appel à aucun financement extérieur –, est le seul site marocain qui continue à faire face aux scandinaves Avito.ma et Bikhir.ma, qui ont créé une situation de quasi-monopole depuis leur fusion.

 

Malgré 3000 visites par jour, Marocannonces.ma n’a pas su capitaliser sur sa position de premier entrant pour verrouiller le marché et créer des barrières à l’entrée efficaces. Soutenu dès son lancement par un groupe profitable, Avito.ma a bénéficié d’un budget marketing conséquent lui permettant de déployer une large campagne publicitaire pour la télévision afin de créer une marque forte et crédible et de conquérir le plus de parts de marché possibles.

 

Avito.ma a été le premier à réinventer son business model en proposant les annonces payantes dès 2014, alors que Marocannonces se contente des revenus issus de la vente d’espace publicitaire sur le site. Le business model de la plateforme repose sur le modèle de mise en relation directe, ce qui ne permet pas la perception d’une commission et limite pour les usagers les possibilités de transaction à leur périmètre géographique.

 

Quels sont les facteurs clés de succès?

 

Le nouveau paradigme à la base de l’Ubérisation de l’économie repose sur un modèle disruptif permettant d’organiser, susciter et faciliter toutes formes de partages et cela touche tous les secteurs économiques, B2C et B2B. La désintermédiation et la quasi-instantanéité des services, ainsi que la mutualisation des ressources, combinées à la maîtrise des outils numériques et à des infrastructures lourdes réduites au maximum, voire inexistantes, permettent de réduire le coût de revient des nouveaux opérateurs et d’améliorer l’expérience utilisateur, deux sources d’avantages concurrentiels remettant en cause radicalement les anciens modèles de l’économie « traditionnelle ». C’est donc un écosystème favorable à l’entreprenariat, en ce sens qu’il repose sur un modèle où un cyberentrepreneur peut bouleverser les facteurs clés de succès au niveau d’un marché brusquement et rapidement, en intégrant la filière par l’aval contournant ainsi les traditionnelles « barrières à l’entrée », en particulier celles liées à l’intensité capitalistique et au coût de transfert, ubérisant de fait les acteurs traditionnels.

 

L’analyse de la stratégie et du parcours de ces différents cyberentrepreneurs a permis d’identifier une multitude de business model et de trajectoires possibles afin de voir émerger des start-ups du web. Bien qu’ils ne soient pas encore totalement connus et documentés, ils se construisent pour la plupart par tâtonnement, ils se « bricolent » autour de cinq fondamentaux : le client qui devient fournisseur, le partage, la relation de confiance, l’intégration du digital et de l’innovation.

 

 

Il ressort également de cette analyse qu’il est difficile d’accélérer dans un premier temps et de pérenniser par la suite l’essor de ces plateformes commerciales sans bénéficier des appuis financiers et de l’accompagnement par des incubateurs. Le plus souvent, ces investisseurs apportent du capital, mais aussi une expertise et un accompagnement à long terme. Outre l’ambition certaine de ces jeunes entrepreneurs marocains et leur maîtrise des facteurs clés de succès de l’économie digitale, c’est surtout leur personnalité, la force de leur réseau de contact et l’originalité de leur business models qui sont les meilleurs gages de réussite

 

1.     La disruption est une méthode pour élaborer une stratégie publicitaire. Elle est fondée sur une démarche qui permet de : 1) recenser les conventions sur un marché ; 2) trouver des idées non conventionnelles et fortement créatives pour créer cette rupture (disruption) afin de permettre à la marque (et/ou au produit) de se différencier. (Voir : http://www.mercator-publicitor.fr/lexique-publicite-definition-disruption#sthash.JxjtGPUu.dpuf).

2.     Botsman, R., Roo, R. (2010). What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption. New york : HarperCollins.

3.     Le groupe Rocket Internet est un incubateur de start-up d’e-commerce à destination du marché africain, asiatique et du Moyen-Orient.

  1. Étude Deloitte (juillet 2015). Ubérisation, partager ou mourir ? Voir : http://www2.deloitte.com/content/dam/Deloitte/fr/Documents/strategy/deloitte_etude-economie-on-demand_juillet-15.pdf