Jeunes tunisiens : un dialogue en devenir

Jeunes tunisiens : un dialogue en devenir

Quelles sont les principales caractéristiques des jeunes en Tunisie ?

 En 2011, la population tunisienne a été estimée à 10 673,8 millions d’habitants. Les jeunes y représentent 18,9% si l’on retient la tranche d’âge 15-24 ans, et 28,4% si l’on adjoint la classe immédiatement supérieure (25-29 ans). Une tranche d’âge qui se prépare à la vie adulte, à l’acquisition de l’autonomie et l’indépendance. Ces jeunes tunisiens étaient les principaux acteurs des soulèvements populaires menés en Tunisie en 2011. Leurs principales revendications étaient : dignité, liberté, justice sociale et accès à l’emploi.

Aujourd’hui, la jeunesse tunisienne fréquente de plus en plus et surtout plus longtemps l’école, gratuite et mixte. Des différences d’engagements entre les garçons et filles y sont notables. Les filles redoublent moins, réussissent mieux et sont plus nombreuses que les garçons à tous les cycles d’enseignement. D’une manière générale, les jeunes passent plus de temps que leurs aînés à se former, et s’insèrent à un âge plus tardif dans le marché du travail. Au niveau de l’enseignement supérieur, les effectifs ne cessent de croître. L’effectif estudiantin est passé de 226 000 en 2002 à 340 000 en 2012, soit une augmentation d’environ 50%. Au niveau de la Formation professionnelle (FP), la capacité d’accueil atteint 100 000 apprentis, ce qui représente environ 6% des effectifs du système d’éducation et de formation tunisien. Cependant, en dépit des efforts déployés pour garantir l’éducation pour tous, nombre d’enfants continuent à ne pas fréquenter l’école ou à l’abandonner après quelques années seulement de scolarité.

Pour la question de l’emploi, le plein-emploi est de plus en plus une mission révolue. Malgré les acquis en matière d’éducation, les jeunes tunisiens sont confrontés à plusieurs problèmes concernant l’emploi (Bureau international du travail, 2014) : 18% des jeunes tunisiens âgés entre 19 et 25 ans n’ont aucune activité éducative ou professionnelle ; un jeune sur sept, âgé entre 19 et 25 ans, est au chômage. Les régions de l’intérieur sont plus touchées que les régions côtières et les difficultés socio-économiques rendent le processus de l’autonomisation de ces jeunes plus difficile. Le chômage chez les jeunes est beaucoup plus important que chez les adultes. Il touche toutes les catégories de la jeunesse, mais en particulier les diplômés et les femmes. En 2013, le taux des chômeurs diplômés de l’enseignement supérieur était de 32,7%. L’État a du mal à garantir l’emploi pour tous ceux qui ont suivi une formation universitaire, notamment de sexe féminin. Les chiffres en témoignent : en 2012, 49,4% des femmes ne trouvent pas d’emploi contre 21% chez les hommes. Le Recensement de la population et des ménages (Institut national de la statistique, 2014) a démontré que plus de 50% des jeunes diplômés ne travaillent pas dans leur secteur d’activité. Ils sont répartis en agents et personnels non qualifiés (26,8%), artisans (14,8%) ouvriers et vendeurs (16,3%). Ces derniers commencent à considérer les emplois temporaires et peu qualifiés comme une solution transitoire. Les chômeurs non diplômés sont deux fois plus nombreux que les diplômés, et ceux qui réussissent à trouver un emploi se trouvent en majorité dans le secteur informel (Bureau international du travail, 2014). Ils rencontrent diverses difficultés : compétences, connaissances, capital social et non-affiliation à un syndicat. L’accès au marché du travail est corollaire d’une longue période d’attente : 38% des jeunes au chômage sont à la recherche d’un emploi depuis 2 à 4 ans. Bien qu’ils soient affectés par le chômage, certains jeunes refusent certains emplois. Les résultats de l’Enquête sur la Transition Vers la vie Active (ETVA) réalisée par l’Organisation internationale du travail (OIT) montrent qu’un jeune chômeur sur neuf a refusé un emploi. Le bas salaire est la principale raison de leur refus (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, 2014).

Le défi de l’emploi des jeunes, l’expérience de marginalisation et d’exclusion sociale conduisent beaucoup de jeunes à se tourner vers l’émigration. Le désir d’émigrer apparait chez 44% des jeunes âgés entre 15 et 24 ans (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, 2014). La migration des diplômés touche 12,6 % des jeunes (Ben Cheikh, 2013). L’émigration clandestine a pris beaucoup d’ampleur, et les migrants se dirigent principalement vers l’Europe afin d’améliorer leurs conditions de vie.

Quant aux loisirs et communication, les jeunes Tunisiens utilisent l’internet plus que tout autre moyen pour accéder à l’information. L’accès restreint à l’information affecte principalement les chercheurs d’emploi. Les jeunes dotés de diplômes récents et moins récents considèrent le Net comme le principal outil de recherche d’emploi et comme première source d’information, de communication, de mise en relation avec des jeunes du monde, voire de loisirs. Le niveau élevé de connectivité en Tunisie a encouragé l’émergence d’une « culture jeunesse », indépendante de la « culture officielle de la jeunesse ».

Quelles sont les principales formes d’engagement ?

Le soulèvement des jeunes a généré un changement sans précédent tant sur le plan politique, économique que social. Les jeunes en Tunisie ont occupé une place d’avant-garde sur la scène publique au cours du « Printemps arabe ». Moteur de la Révolution certes, ils sont pourtant peu représentés sur la scène politique. L’échange avec la classe politique est faible. L’accès aux études n’est pas une garantie de la politisation des jeunes tunisiens, notamment celle des filles : 3% des jeunes sont réellement engagés dans la société civile, et 2,7% seulement dans les partis politiques. Ce désengagement pourrait être expliqué par l’absence de stratégie de communication, de mobilisation et d’encadrement de la part de ces structures institutionnelles qui permettent aux jeunes d’exercer les droits sociaux. L’engagement associatif et syndical demeure faible bien qu’une participation à l’exercice de la citoyenneté se développe lentement. Après le 14 janvier 2011, un cadre législatif et constitutionnel a été créé et un nouveau tissu associatif a vu le jour. La présence des jeunes dans ces organismes est devenue plus remarquable. De plus en plus de jeunes prennent des responsabilités associatives : plus du quart des jeunes adhérents sont âgés de 15 à 24 ans.

À quel type de contraintes font-ils face et comment arrivent-ils à les surmonter ?

De nombreux problèmes sociaux, économiques et politiques entravent les tentatives d’implication des jeunes. Certains problèmes tels que la toxicomanie, l’abandon scolaire et la précarité sociale participent à l’exclusion et au « déficit d’opportunités ». La voie redoutable du jihad et de l’installation dans le terrorisme se dresse ainsi comme une issue qui ravage les jeunes. On cite aussi le manque de sensibilisation à leurs droits pour être prêts à les revendiquer et l’absence d’une culture d’auto-organisation. À noter aussi l’existence de facteurs socioculturels qui empêchent certains jeunes (surtout les filles diplômées des régions rurales) à s’exprimer et à participer à la vie publique et active.

Les programmes actuels de lutte contre le chômage des jeunes concernent les diplômés de l’enseignement supérieur et ne touchent que 5% des jeunes chômeurs. Ceux-ci restent par ce fait boiteux. Le manque de confiance des jeunes dans les institutions politiques est aussi un élément en défaveur d’une participation active à la vie politique : 91,2% des jeunes ruraux et 68,7% des jeunes en milieux urbains déclarent ne pas avoir confiance dans les institutions politiques (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, 2014). En région urbaine, les écoles et universités sont des espaces publics de dialogue jugés dignes de confiance pour quelque 80% des jeunes. Le mécontentement en général et le manque de confiance dans les institutions publiques sont exprimés par les jeunes tunisiens à travers les canaux culturels, comme par exemple la musique rap. Un point positif à noter est celui de la création de l’association des jeunes chômeurs et d’un syndicat de lycéens.

Quelles leçons peut-on tirer de vos travaux pour que les politiques publiques et la société civile facilitent l’engagement des jeunes dans la vie économique ?

L’emploi informel concerne un travailleur sur trois dans le secteur privé non agricole, et un sur deux dans le secteur privé agricole (Ben Cheikh, 2013). Beaucoup de Tunisiens travaillent dans des conditions précaires avec des contrats temporaires. L’incidence de l’emploi informel est symptomatique du stade de développement économique de la Tunisie. Lors des interviews, les jeunes ont parlé de déceptions et de rêves brisés, du fait qu’ils doivent toujours faire face à l’injustice sociale, au manque de possibilités d’engagement civique et politique et aussi du fait que le chômage leur semble exacerbé par le favoritisme et le régionalisme. Le profond écart entre l’ancienne génération qui domine la prise de décision et les jeunes génère un sentiment d’exclusion. La famille est une réelle source de confiance.

Il est impératif d’identifier les besoins du marché du travail et de mettre en place des stratégies pour adapter les besoins du marché au processus éducatif. Il est recommandé d’accroître l’efficacité des programmes publics qui encouragent l’emploi, qui instaurent des règles équitables pour la promotion du travail décent pour les jeunes. Pour le secteur informel, il y a urgence à envisager des réformes, à sensibiliser le secteur privé aux besoins des jeunes des régions du Centre et du Sud du pays, en d’autres termes à faciliter l’intégration des jeunes dans le marché de l’emploi et à les aider à saisir les opportunités entrepreneuriales. Ceci étant, les jeunes eux-mêmes doivent faire partie de la solution en tant que participants actifs dans la conception et l’évaluation des programmes destinés à répondre à leurs besoins. L’innovation et la productivité de cette importante catégorie de la population de jeunes pourraient se transformer en un véritable moteur de croissance ainsi qu’un levier économique permanent renforçant la demande globale.

L’organisation d’un dialogue national sur les jeunes pourrait constituer un bon moyen pour mener une réflexion sur les jeunes, par les jeunes et pour les jeunes. Un besoin de coopération à travers un dialogue politique, économique mais surtout social, amplement occulté jusque-là, est essentiel

 

 

Références :

·         Banque internationale pour la reconstruction et le développement (2014). Tunisie : Surmonter les Obstacles à l’Inclusion des Jeunes. Washington : Groupe Banque mondiale.

·         Ben Cheikh, N. (2013). L’extension de la protection sociale à l’économie informelle à l’épreuve de la transition en Tunise. Tunisie : Centre de Recherches et d’Études Sociales.

  • Bureau international du travail, Observatoire national de l’emploi et des qualifications (2014). Transition vers le marché du travail des jeunes femmes et hommes en Tunisie. Série de publication numéro 15. Genève : Work4Youth.