De l’émeute à la manifestation
Auteur : Abderrahmane Rachik
Cet ouvrage est le fruit d’un projet proposé par Forum des Alternatives Maroc, acteur associatif marocain dynamique de la place , et réalisé par le sociologue marocain Abderrahmane Rachik ,au parcours académique marqué déjà par des travaux consacrés aux mouvements collectifs de protestation au Maroc post colonial , ainsi qu’aux questions des politiques urbaines .
Ce travail rendu public à la fin de 2014, reflète en soi la convergence des préoccupations des chercheurs avec celles de la société civile marocaine concernant les questions relatives à la problématique du changement social. Il entend identifier et suivre l’évolution des différentes formes de protestation au Maroc, notamment en relation avec les événements du printemps arabo amazigh de 2011. Une manière de rendre plus intelligibles les nouvelles formes de la protestation collective au Maroc et ce, , à travers la démarche sociologique tant dans l’analyse que la méthode .
La riche préface de Kamal Lahbib , acteur politique et associatif marocain , introduit ce travail en notant que même au niveau statistique , l’émergence et la prolifération des nouvelles pratiques de protestation sociale chez nous , et à travers le monde au cours des deux dernières décades , représentent un phénomène typique de notre évolution nécessitant l’approfondissement de notre réflexion à son sujet . Les nouveaux mouvements sociaux se partagent souvent le fait qu’ils ne sont pas des mouvements politiques explicites, ni des prémices de partis politiques en formation, et n’ont pas l’ambition de le devenir. Très souvent, ils se situent dans une dynamique de changement pour des intérêts de groupes spécifiques ou des changements culturels, portant ainsi en eux les composantes contradictoires de leur force et leur faiblesse.
La contestation collective aujourd’hui ne touche pas seulement les dictatures, mais les régimes démocratiques traditionnels essoufflés et impuissants face au diktat du néolibéralisme ravageur. La situation est marquée par le fait que le mouvement associatif se trouve aux prises avec l’Etat afin de protéger et défendre son autonomie ; et malgré les acquis technologiques, les Etats de leur côté se trouvent de plus en plus aujourd’hui en difficulté pour entrer en dialogue et réaliser des partenariats avec leur société civile.
Abderrahmane Rachik relève aussi que depuis la seconde moitié des années 90, de nouveaux modes d’expression collective se sont progressivement imposés. Et si en 2005 déjà, les mouvements de protestation se sont traduites par 700 sit-in, ce chiffre a été multiplié par 26 en 2012 donnant lieu à 52 protestations par jour et la participation de près 321.000 personnes à ces actions.
Émeute, mouvement social et nouveaux mouvements sociaux
La particularité de ces derniers, est qu’ils concernent souvent le champ de la culture, de la sociabilité, de la ville et des valeurs, ils paraissent bousculer ainsi les formes classiques de gestion du conflit social et de la représentation politique. Sur le plan théorique, l’auteur rappelle qu’à partir des années 70 la sociologie a développé aux USA la théorie dite de « mobilisation des ressources » laquelle privilégie le degré et la nature de l’organisation sociale de l’action collective.
Pour cette théorie, les mouvements collectifs sont déterminés par leur capacité à organiser des mobilisations visant la défense de leurs propres intérêts et de leurs valeurs. Le mouvement collectif ainsi perçu est une action rationnelle par excellence ; mais Rachik fait remarquer que cette explication ne reflète qu’une part seulement du mouvement collectif, lequel comporte également d’autres dimensions.
Le second chapitre de ce travail examine l’évolution de la protestation sociale de 1970 à nos jours. L’auteur y note que depuis l’indépendance jusqu’à la fin des années 80, les formes de protestation sociale étaient marquées par le contexte politique autoritaire. Ainsi, toute protestation revêtait une dimension politique contre l’Etat, « l’atteinte à l’ordre public » était le maitre mot permettant d’interdire une réunion publique ou de dissoudre une association. « L’émeute » est devenue ainsi l’expression de la protestation sociale.Il s’agissait d’une réaction spontanée, dont les instigateurs sont des jeunes de 12 à 25 ans, sur les lieux de déploiement des concentrations spatiales de couches défavorisées, dans l’absence de l’Etat et des canaux d’intermédiation.
Dès 1990, une nouvelle dynamique sociale s’est affirmée, (société civile, ouverture politique..).Les actions collectives urbaines sont passées aux sit-in dans les sièges des partis et syndicats, Ce fut l’époque de l’émergence des organisations des droits humains, des organisations féminines, des revendications culturelles, des mouvements de chômeurs,…la première moitié des années 90 allait être une phase préparatoire à l’action manifestante. La manifestation n’est pas encore une protestation sociale interne, mais l’occupation de la rue s’opère progressivement par les anciens et nouveaux mouvements sociaux. Ces tentatives s’accompagneront souvent d’interventions violentes des forces de l’ordre. Il fallait attendre l’année 2000, laquelle marquera l’histoire du Maroc pour avoir été celle de la première manifestation où les enjeux politiques sont liés directement à la situation interne du pays (islamistes/modernistes sur la question des droits humains des femmes). Abderrahmane Rachik note, par ailleurs, que les actions protestataires de cette période, étaient toujours dominées par des éléments de gauche ou des islamistes.Les clivages idéologiques demeuraient ainsi très présents et la tentative de leur dépassement ne se fera que tardivement dans le contexte dudit « printemps arabe » et du mouvement du 20 février en 2011.
Ce mouvement abritait des jeunes individus non partisans et des jeunes militants de forces politiques, des associations revendicatives, des associations des DH, et celles à caractère politico religieux, à la recherche de cadre pour la conquête de l’espace public et affronter le pouvoir politique. Rachik constate que la question sociale était très secondaire chez le mouvement du 20 février. Pour identifier ses composantes, il relève notamment les facebookers se disant indépendants et qui font décider « le peuple » à travers « des assemblées générales ».Ces éléments agissaient aux côtés des autres composantes plus structurées et plus classiques, Adlwalihsane, groupuscules de gauche, ….Et puis toute la nébuleuse des mouvements locaux, durables ou occasionnels qui se sont greffés sur ce conglomérat, surtout après le 20 mars 2011. Pour la première fois en tout cas, le Maroc a connu une mobilisation revendicative massive et pacifique sur une quarantaine de villes et ce, chaque dimanche.
Comment les marocains protestent, pourquoi et où ?
C’est le troisième chapitre et le plus documenté de ce rapport/ étude. Il fait surtout un inventaire précis des actions de protestation collective à travers l’ensemble du Maroc sur les dernières années, démontrant que le nombre de ces mouvements se trouve en augmentation continue. Il dépasse 17.000 actions en 2012 ! Le monopole de ces protestations est accaparé par les grandes villes du pays, plus de 62% en moyenne .pour des raisons parfaitement compréhensibles Rabat à elle seule s’accapare 24% de ces actions .Mais autre remarque , les zones rurales les plus déshéritées et les petites localités les plus enclavées arrivent en premier dans leurs catégories. Six espaces sont le lieu de ces protestations : les lieux de travail, l’université, le quartier, les sièges des syndicats, les espaces publics et la toile électronique .Au niveau de la forme, les rassemblements et les sit-in arrivent largement en tête, suivis des marches puis d’autres formes. Et si la manifestation reste l’apanage des grandes villes, la marche est plutôt réservée aux protestataires du milieu rural ; alors que le sit-in est une forme revendicative adoptée aussi bien en milieu rural qu’en urbain. C’est d’ailleurs la première forme sociale privilégiée des protestations ; soit 57% de l’ensemble Dans ces protestations les mots d’ordre sont pourtant d’ordre social avec 43% liés à l’emploi et au monde du travail, et 7% pour le logement. Les réformes politiques n’arrivent qu’en 4 ème position avec 5% des slogans ! Les revendications du monde rural sont liées principalement à la marginalisation. A Rachik estime que l’organisation sociale de la protestation telle qu’elle se présente aujourd’hui au Maroc est liée à des changements qui s’opèrent en milieu urbain octroyant à l’individu un nouveau statut et créant de nouveaux rapports d’autorité. Les données statistiques du ministère de l’intérieur affirment que sur les 20.141 protestations entre 2008 et 2010 ; il y aurait eu 162 interdictions soit 0,8%. Selon la base de données de l’auteur, les interdictions tournent autour de 5 % alors que 16% des actions ont dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre et par ordre d’importance à Rabat, Casa, Layoune, Fès, Marrakech, Taza, Tanger, Al-Hoceima…. Ce sont les petites villes qui pâtissent du plus grand nombre des interdictions et à ce niveau ; Zagora arrive en premier.
Le quatrième chapitre de cet ouvrage édité en version bilingue (en arabe et en Français) se penche sur la politique publique et ses rapports avec la protestation sociale. A travers la grille de quatre politiques publiques : les réseaux routiers, le logement social, l’INDH et le Ramed, le rapport/étude met en relief les frustrations des populations et leurs réactions. Il s’agit parfois aussi d’une revendication de droits territoriaux pour une communauté locale vis-à-vis d’intervenants étatiques ou privés venant d’ailleurs, les populations d’Imider , à titre d’exemple et cité par l’auteur , l’ont exprimé au cours d’un mouvement qui s’est étalé sur de nombreuses années ; c’est le cas souvent aussi des populations du sud marocain. On notera ainsi comment les associations de développement social deviennent dans ce contexte des agents d’intermédiation et de protestation collective. Ainsi la mobilisation sociale au Maroc touche de plus en plus des espaces ruraux et des petites villes, les habitants y expriment le sentiment d’appartenir à un Maroc inutile.
Bref , selon cet ouvrage, l’ouverture relative du système politique, et l’évolution des formes de protestation sociale ont permis ensemble la diffusion d’une culture de la protestation pacifique ; mais dans le milieu urbain, l’organisation de la protestation sociale au niveau des quartiers reste éphémère, et correspond à un déficit d’intermédiation sociale.Par contre, on relève la densification de l’espace protestataire dans le rural et dans les petites villes, due entre autres facteurs à l’émergence de nouveaux acteurs sur ces lieux ainsi qu’à l’amorce de l’ouverture du système politique marquée par l’ouverture de dialogue avec les protestataires.
Dans la préface, Kamal Lahbib avait mentionné que « l’ordre public », notion très variable se trouve dans beaucoup de pays en conflit avec la protection des libertés publiques, c’est là où l’arsenal juridique apporte son grain pour renforcer les valeurs démocratiques et la notion même du droit et des institutions. Mais souvent le pouvoir a des modes de régulation sociale peu efficaces, voire très insuffisants. C’est la médiation sociale là où elle peut se déployer qui arrive à combler les lacunes des structures inefficientes en place. Le cas du Maroc se présente dans ces termes, dans la perspective démocratique par certains impératifs inéluctables ; il s’agira chez nous aussi, de redéfinir les liens de la société et de l’Etat, repenser de nouvelles formes de l’action politique, repenser le nouveau rôle de l’Etat et promouvoir la participation et les espaces de concertation.
Bachir Znagui
Abderrahmane Rachik, Les mouvements de rotestation sociale au Maroc. De l’émeute à la manifestation. Ed. Forum des Alternatives du Maroc, 2015