Kenza Sefrioui
Kenza Sefrioui est docteur en littérature comparée, de l'Université Paris IV-...
Voir l'auteur ...Critica de la razon precaria, la vida intelectual ante la obligacion de lo extraordinario (2019)
Auteur : Javier Lopez Alos
Les lois de la précarité
Le philosophe espagnol Javier Lopez Alos analyse les conséquences de la précarisation des intellectuels sur le champ de la pensée et des libertés.
« La précarité touche des individus, mais ce n’est pas une affaire individuelle » : c’est au contraire un fait social qui touche tous les domaines de la vie et auquel la solution ne peut en aucun cas être individuelle. Tel est le propos du philosophe espagnol Javier Lopez Alos dans cet essai qui lui a valu en 2018 le premier prix Catarata de l’essai, et dont il prolonge la réflexion dans El intellectual plebeyo, vocacion y resistencia del pensar alegre (L’intellectuel plébéien, vocation et résistance de la pensée joyeuse, Taugenit editorial, 2021). Critica de la razon precaria est nourri de son expérience personnelle, sa décision de quitter la vie universitaire et d’être chercheur indépendant, un deuil qu’il tâche de transcender sans ressentiment ni autocompassion. Intimement touché par la précarité des milieux intellectuels, c’est sur ce milieu qu’il concentre sa réflexion pour montrer, comme l’indique le sous-titre du livre, comment la pensée est entravée quand « la vie intellectuelle fait face à la contrainte de l’extraordinaire », quand elle est rejetée hors de ce qui fonde une vie normale. Si sa démonstration prend pour objet principalement les professions intellectuelles (universitaires, journalistes, artistes…), les logiques qu’il met à jour vont au-delà de ces milieux et dessinent les lois implacables qui s’imposent à la pensée d’une façon générale.
Menace sur les libertés
Le livre s’articule en deux parties dont la première porte sur les affects générés par la situation de précarité, tels que le ressentiment et la quête de reconnaissance, et les réactions individuelles, comme l’acceptation des règles de la compétition, et, pire, l’autoexploitation. Javier Lopez Alos rappelle l’étymologie latine du mot précaire, renvoyant au statut d’exploitants d’un terrain dont ils ne sont pas propriétaires et dont ils peuvent être expulsés à tout moment. La notion de provisoire est inhérente au concept. De fait, être contraint d’avoir plusieurs emplois pour pallier l’absence de contrat stable empêche les précaires de se projeter dans le long terme, tant à titre personnel que professionnel, donc d’avoir une vie normale. Cela va au-delà d’un phénomène économique, insiste l’auteur : c’est une condition existentielle. Javier Lopez Alos déplore la pression accrue, du fait que le nombre de diplômés augmente mais que le monde du travail ne parvient pas à les absorber. Contrats à durée déterminées, rémunérations modiques, durées de travail interminables dans des conditions lamentables…, ces jeunes diplômés se retrouvent contraints à cette précarité. Et des années plus tard, de moins en moins jeunes, ils sont encore à les subir. Javier Lopez Alos interroge cette équivalence douteuse qui s’impose entre jeunesse et instabilité, alors que la jeunesse devrait être le moment des possibles. Il adresse une pique cinglante à la génération précédente, qui n’a pas tenu ses promesses, a renoncé à protéger la jeunesse mais a bel et bien conservé ses réflexes paternalistes. Mais ce qui l’interpelle au premier chef, c’est l’auto exploitation des précaires eux-mêmes. Ces conditions de précarité, ils les acceptent au nom d’un soi-disant enthousiasme. Il y a là, explique le philosophe, un détournement de la notion même de vocation : sommés de faire sans cesse la preuve de leur mérite et convaincus qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur, les intellectuels précaires, ou plutôt « les précaires intellectuels » puisqu’à ce stade « le travail intellectuel s’adjective », tombent dans le piège. Pour s’en sortir, ils reproduisent eux-mêmes les logiques qui créent cette précarité.
La seconde partie de l’essai s’intéresse aux conséquences de cette situation sur la vie intellectuelle et sur la production de pensée. La liberté intellectuelle nécessite en effet pour se déployer des conditions de disponibilité mentale dont les précaires sont privés. Comment en effet produire une œuvre quand on jongle entre les contraintes ? Comment développer une vision plus large et à long terme quand on est noyé dans les boulots alimentaires ? À la racine de ce cercle vicieux, l’hégémonie des logiques productivistes dans le monde de l’université et de la culture d’une façon générale. La compétition, les critères à la rentabilité et les injonctions à des productions pratiques à court terme sont en effet une machine à exclure et imposent une logique de survie dans des champs où la collaboration devrait l’emporter sur la compétition. Mode de production systématique de précarité, cette « raison précaire » constitue aussi un lieu de production de la subjectivité. Elle a pour conséquence d’aggraver les inégalités existantes dans la société, voire de figer la société dans ces inégalités. Javier Lopez Alos rappelle qu’une démarche moderne tend au progrès, à la liberté. Il s’inquiète des menaces que la précarisation fait peser sur celle-ci. D’abord sur le droit à l’information : si la rentabilité économique est le critère dominant, comment dénoncer et corriger des situations d’injustice ? Dans le champ des savoirs, quelles conséquences cela a, pour les humanités, de qualifier de « non productives » des disciplines qui de fait ne pourront être étudiées que par des étudiant.e.s riches ? Quelle pensée peut être transmise et discutée quand la pression à la visibilité sur les réseaux sociaux et la nécessité d’attirer l’attention – notamment des professionnels installés, dans l’espoir d’être reconnu comme leur égal – contraint les précaires devenir « leur propre marque » et à en faire la promotion comme telle ? Et que dire des dangers de l’accélération qui crée une relation consumériste au monde et à la culture, contraignant les intellectuels à adopter les codes de l’influenceur, et soumettant la profondeur et l’expérience aux exigences de l’immédiateté ? Dans ce système, la valeur de l’intellectuel précaire tient à son exploitabilité, déguisée en méritocratie et en sacrifice, dénonce Javier Lopez Alos. Au précaire intellectuel qui joue ce jeu pervers, il oppose la figure de l’intellectuel plébéien, qui fait face aux inégalités structurelles et qui assume lucidement que la résistance ne peut être que collective.
Critica de la razon precaria, la vida intelectual ante la obligacion de lo extraordinario (2019)
Javier Lopez Alos
Ed. Catarata, 144 p., 14,50