Construction de sens et organisations

Construction de sens et organisations

Depuis le début des années 80, les entreprises ont commencé à mettre en place des structures et des fonctions dédiées à la construction de sens. Ces structures nommées business intelligence, compétitive intelligence, intelligence stratégique, dotées de technologie « smart » (méta-moteur de recherche, agent intelligent, cartographie, data mining), ont pour missions la collecte, le traitement, l’analyse et la proposition des scenarii stratégiques.

Ces structures, souvent idéalisées dans la littérature, sont présentées comme permettant d’offrir un cadre organisé dont l’objectif est de répondre aux différents questionnements que se posent les managers pour l’élaboration et le suivi de leur stratégie. En réalité, il s’agit de structures de production de l’information à travers un cheminement organisé, des moyens et des outils spécifiques permettant d’élaborer, mémoriser, mettre en pratique et diffuser une information. Ce n’est donc pas la capacité de ces structures qui permet d’avoir une meilleure compréhension de son environnement mais bien l’esprit humain en interaction sociale qui donne le sens à l’information.

La construction de sens entre déterminisme et interactionnisme

Dans une vision déterministe, les rationalistes avancent la thèse du comportement humain déterminé par les structures, guidé par les choix, en réaction à l’environnement. Ils adoptent le positivisme et la quantification, privilégient les analyses macro-sociales et mettent en adéquation des idéaux-types aux relations sociales. Pour eux, la société est présentée comme un système structuré par des règles, des statuts, des normes et des valeurs qui guident les individus et prédéfinissent leurs rôles. Cette vision holiste classique de l’organisation idéale est celle d’une entité, d’un « organon », comme le note Nicole Giroux1, au service d’un but commun aux membres de l’entreprise qui partagent les mêmes significations puisqu’ils participent de la même culture promue par un leadership visionnaire.

À l’opposé, les interactionnistes ont une vision plus souple et plus dynamique de la société. Pour eux, le comportement humain émane d’un processus interactif de construction de l’environnement, souvent indépendant des structures. Ils étudient ainsi les processus au lieu des structures et mettent davantage l’accent sur les représentations des acteurs en situations, la négociation des significations et le déroulement de l’interaction dans le temps. Ils s’intéressent aux problématiques d’interaction sociale et privilégient les analyses microsociales.

Pour les premiers, la construction de sens ne serait pas le produit de l’humain et des ses interactions avec l’autre, mais bien de structures formelles et d’outils dédiés. Alors que pour les seconds, la construction de sens est indépendante des structures et des objets sociaux. Elle ne s’inscrit pas dans une approche simple, linéaire, ordonnée, mais s’oriente vers des approches où la complexité, le désordre, et la non-linéarité sont reconnues, surtout dans des environnements de moins en moins statiques ou stabilisés. Les individus ne subissent pas les faits sociaux mais les produisent par leurs interactions. C’est à travers ces interactions « sociales » que l’individu acquiert le sens de « soi » et de ce qui l’entoure.

L’organisation comme un phénomène social en construction

Karl Weick2 est sans aucun doute l’un des auteurs qui ont le plus influencé les théories des organisations. L’auteur se situe dans le champ de la psychologie sociale. Ce champ s’intéresse à l’étude des interactions humaines et leurs fondements psychologiques. Karl Weick place les acteurs et leurs subjectivités au centre de la dynamique organisationnelle. Il pense l’organisation comme un phénomène social en construction.

Ses travaux sur l’organisation présentent un caractère subversif en rupture avec le courant de la contingence et du fonctionnalisme. Pour lui, les organisations cessent d’être considérées comme des moyens au service des fins qui leur seraient assignées ; elles deviennent des fins pour elles-mêmes. Il rejette ainsi la conception statique de l’organisation, considérée par les classiques comme une entité, et lui confère un caractère dynamique. Il la présente comme un processus continu et un phénomène en construction. Karl Weick met l’accent sur le caractère collectif et social de l’organisation. Il utilise la notion de « structure collective » et souligne que l’organisation se structure collectivement par l’action des acteurs. Une fois que la structure collective est formée, les individus prennent des mesures pour s’assurer qu’elle sera préservée. Par conséquent, tout individu qui entreprendra un comportement pouvant conduire à la modification de cette structure collective, déclenchera un comportement supplémentaire d’autres individus, ayant le désir de contrôler et de garder stable la situation. Le souci d’assurer la pérennité de la structure sociale pousse donc les acteurs à prendre des responsabilités et à s’engager davantage dans l’organisation.

La construction du sens comme un processus d’interactions sociales

Karl Weick est à l’origine de l’introduction du sensemaking, construction de sens, en théories des organisations. Il le définit comme un processus de réduction collective de l’ambigüité d’une situation donnée. Cette construction se fait par des échanges réciproques entre les acteurs et leurs environnements, pour lesquels les acteurs donnent une signification et la mémorisent. La construction de sens, selon Karl Weick, n’est donc pas un phénomène solitaire comme on peut le penser, mais bien un processus d’interactions sociales. Celles-ci ne donnent pas lieu à une construction collective du sens mais à une construction d’un sens collectif, basé sur un ensemble de schémas de pensée partagés par les membres de l’organisation.

La construction de sens en tant qu’un processus d’interactions sociales, comme le note Hervé Laroche et Véronique Steyer3, permet la coordination des actions dans des situations de travail particulières et produit donc l’organisation, sa culture, ses systèmes de management, la vision et les attentes de ses managers. Cette organisation agit en retour sur la construction du sens et l’action.

 

 

 

Notes

  • Giroux, N. (2006). La démarche paradoxale de Karl E. Weick. In Autissier D. et Bensebaa F. (dir.). Les Défis du Sensemaking en Entreprise, Karl E. Weick et les sciences de gestion. Paris : Economic
  • Weick, K.E. (1995). Sensemaking in Organization. London: Sage Publications.
  • Laroche, H. and Steyer, V. (2012). Contributions of sensemaking theory to understanding risks and crisis situations. Number 2012-06 of the Cahiers de la Sécurité Industrielle. Foundation for an Industrial Safety Culture, Toulouse, France (ISSN 2100-3874). Available at http ://www.FonCSI.org/en/