Comment devenir un pays émergent

Comment devenir un pays émergent

Notre émergence est tributaire de la capitalisation sur nos acquis, la mise en œuvre d’un modèle de développement renouvelé et d’une deuxième génération de réformes socio-économiques profondes. Analyse inédite.

Les trente dernières années ont été marquées par des événements historiques majeurs accompagnés d’intenses réformes et programmes socio-économiques prometteurs, mais sans que l’on puisse tout de même parler d’une véritable émergence, ce qui nécessite, à mon sens, un renouvellement profond de notre modèle de développement ainsi que la mise en œuvre d’une deuxième génération de réformes profondes difficiles socialement et politiquement.

En fait, on peut mettre en évidence quatre grands événements socio-économiques qui ont marqué l’histoire du Maroc depuis le début des années quatre-vingt.

Le premier fait marquant remonte à 1983, c’est-à-dire à ce qu’on a appelé « la politique d’ajustement structurel » mise en œuvre par le FMI, suite à la grande crise et à la quasi  banqueroute qu’a connues le Maroc depuis la fin des années soixante-dix. Cette période a vu ensuite l’arrivée aux commandes du gouvernement en 1997, après de longs soubresauts sociopolitiques et une  farouche opposition de la gauche marocaine en partenariat avec la mouvance nationaliste, on a alors parlé de « gouvernement d’alternance consensuelle ». Cet événement a été vite suivi par l’accès au trône en 1999 de Sa Majesté Mohamed VI. La quatrième particularité de cette période concerne les manifestations populaires du 20 février 2011, qui ont été suivies par l’adoption d’une nouvelle constitution à l’initiative du  Roi et l’accès au gouvernement des islamistes du PJD.

Avant d’aborder cette période de référence et les renouvellements qui s’imposent, essayons de présenter quelques idées sur le processus historique qui a généré ces évènements depuis notre indépendance en 1956. D’une façon générale, Il s’agit d’un quart de siècle de résultats socio-économiques mitigés jusqu’à la crise de la fin des années soixante-dix.

Cette longue période a été marquée par d’importantes actions de structuration socio-économique destinées à faire émerger une classe entrepreneuriale marocaine succédant à l’entreprenariat colonial  et à asseoir les bases d’une économie de marché appuyée par un important secteur public dont on voulait faire le vecteur moteur. Précisons que cette phase, qu’on peut qualifier de transitoire dans l’après indépendance, a enregistré des résultats économiques et sociaux assez limités, dus principalement au rendement douteux du secteur public prédominant et à une gestion financière peu orthodoxe, le tout dans une ambiance de luttes politiques et sociales exacerbées. Cette situation a dégénéré vers la fin des années soixante-dix avec une dislocation de l’appareil économique et une crise financière sans précédent. C’est ce qui a justifié l’appel au FMI et la mise en œuvre de ce qu’on a appelé alors la politique d’ajustement structurel qui a été mise en œuvre à partir de 1983. C’est le début de notre période de référence.

Essayons donc de présenter successivement les événements majeurs qui ont marqué cette dernière ainsi que les politiques socio-économiques qui les ont accompagnés, avant de nous pencher sur la nécessaire mise en œuvre d’une politique socio-économique renouvelée et les grandes réformes qui s’imposent.

I – Les éléments saillants de notre politique socio-économique depuis 1983.

Comme nous l’avons précédemment précisé, il s’agit d’examiner la portée des actions des quatre événements majeurs qui ont marqué cette période.

1- La politique d’ajustement structurel et la libéralisation inachevée de l’économie

On peut dire qu’avec l’ajustement structurel, on a essayé de passer d’une économie de marché disloquée par un secteur public inefficient et une politique économique hasardeuse, à une économie de marché réelle reposant sur l’ouverture externe et un vaste programme de privatisations et d’orthodoxie budgétaire. On a alors abouti à redresser la situation de notre croissance et de nos équilibres fondamentaux, même si les déséquilibres sociaux continuaient de s’aggraver. Cette embellie va être cependant de courte durée puisque les politiques publiques hasardeuses vont reprendre à partir du début des années quatre-vingt-dix, le tout encore accompagné de luttes sociales et politiques déclarées. Ce processus non maîtrisé a débouché vers le milieu des années mille neuf cent quatre-vingt dix, sur  la deuxième grande crise socio-économique que le Maroc ait connu après celle de la fin des années soixante-dix. Celle-ci a pris la forme d’un grand marasme économique aggravé par une situation sociale explosive et par le fait que pour des considérations politiciennes et régionalistes, le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui avait réussi à s’accaparer de grands pouvoirs en raison de la maladie de feu Hassan II, avait mis en œuvre ce qu’on a appelé « la politique d’assainissement » caractérisée par une véritable chasse aux sorcières contre une large partie de  l’entreprenariat marocain, ce qui a accentué la crise et annoncé malheureusement un phénomène historique désastreux, c’est-à-dire le début du désengagement progressif de la bourgeoisie nationale des activités industrielles. C’est dans ce contexte que le Roi Hassan II parle d’un Maroc au « quasi arrêt cardiaque » et fait appel aux forces de gauche et nationalistes à travers ce qu’on a appelé le gouvernement d’alternance consensuelle. 

2- Du redressement économique avec le gouvernement d’alternance consensuelle et l’arrivée au pouvoir de S.M. Mohamed VI, au ralentissement des élans depuis la fin des années deux mille

Avec la nouvelle équipe gouvernementale, le pays a démarré un véritable processus de redressement socio-économique, processus largement renforcé et dynamisé avec l’accès au pouvoir de Sa Majesté le Roi Mohamed VI qui a su apaiser l’atmosphère politique explosive par des positions politiques et économiques empreintes de sagesse. Des réformes profondes ont été engagées ; la privatisation de l’économie a été accentuée ainsi que le rythme des libéralisations ; les infrastructures se sont développées à l’instar du grand port Tanger-Med et du programme autoroutier  qui ont ouvert la voie à l’installation plus tard de Renault-Tanger. D’importants projets à caractère socio-économique ont été également mis en œuvre ; il s’agit par exemple de l’électrification et de l’adduction d’eau potable au profit du monde rural. Par ailleurs, on a engagé un processus de changement de la condition féminine et d’appel aux compétences nationales, particulièrement celles qui exerçaient à l’étranger. La croissance était alors au rendez-vous ainsi que l’amélioration des données macro-économiques, même si des problèmes majeurs subsistaient sur le plan social.

Disons que la fin des années 1990 et les deux tiers de la décennie 2000 étaient annonciateurs d’un début d’émergence socio-économique du Maroc. Mais très vite, les surenchères politiques vont gâcher le tableau avec un quasi arrêt des réformes, une gestion laxiste sur le plan budgétaire et une course à la redistribution des revenus, notamment à travers des concessions inconsidérées vis-à-vis de tous ceux qui savaient élever leurs voix. À tout cela se sont ajoutées bien sûr les conséquences de la crise mondiale qui a débuté en 2008.  Dès lors, les prémices d’une économie en difficulté commencent à se manifester ; le taux de croissance recule, et même s’il reste dans une moyenne mondiale correcte, ceci a des conséquences négatives sur l’emploi et le rattrapage historique des déficits sociaux ; les équilibres macro-économiques se détériorent, ce qui se manifeste à travers l’approfondissement du déficit budgétaire (6,4% en 2013), les défaillances de notre balance commerciale (10% de déficit du compte courant) liées à une industrie en difficulté et une compétitivité en berne, le recul de nos avoirs extérieurs (à peine 4 mois de nos importations) et les problématiques liées à notre endettement, à nos charges de compensation et au système de retraite. Ajoutons à cela le fait que les réformes structurelles  qui ont été mises en œuvre durant la dernière décennie semblent atteindre un certain palier limitant leurs effets, ce qui fait que malgré une situation économique qui n’est pas encore trop grave, la marge de manœuvre se rétrécit.

3 - Le mouvement du 20 février 2011, la nouvelle constitution et la continuité politique avec l’arrivée au gouvernement des islamistes modérés du PJD

 C’est ce contexte de situation économique inquiétante, amplifiée par la crise économique mondiale et par les puissantes actions de contestation au niveau du monde arabe, qui a généré une grave réaction de la rue avec le mouvement de 20 février ; le Roi Mohamed VI a répondu intelligemment aux revendications publiques par l’annonce d’un référendum pour une nouvelle constitution s’orientant plus dans le sens des démocraties parlementaires. Cette sage position a évité au Maroc les soubresauts que connurent et connaissent encore certains pays de la région après le printemps arabe. La nouvelle constitution fût adoptée en juillet, ce qui a ouvert la voie à de nouvelles élections et à une nouvelle équipe gouvernementale. Que dire alors de cette nouvelle dynamique ? On assiste en fait à une situation quelque peu paradoxale à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ce n’est ni la mouvance progressiste représentative de l’aile moderniste du mouvement de 20 février, ni l’aile islamiste radicale qui accèdent aux commandes ; ce sont les islamistes modérés du PJD qui gagnent relativement les élections.

Le deuxième paradoxe découle du fait que  le nouveau gouvernement semble vouloir  aborder avec sérieux malgré certains couacs, les problématiques de gestion courante et annonce des réformes structurelles concernant la justice, la gouvernance, le système fiscal, le système de compensation, le système des retraites et le modèle d’endettement ; mais dans les faits, le rythme reste très lent, de plus, l’engagement de certaines réformes ne suffit pas, encore faut-il que leur contenu corresponde aux attentes. En tout état de cause, le gouvernement semble se concentrer encore, comme ses prédécesseurs et malgré l’engagement de certaines réformes de fonds, comme la réforme fiscale et le commencement de certaines décisions concernant le système de la compensation, sur des actions en surface qui sont certes importantes, puisqu’elles concernent l’amélioration relative du climat des affaires, mais en même temps, les insuffisances au niveau du taux de croissance, des équilibres macro-économiques et de la situation sociale subsistent parce que les grandes réformes structurelles ne sont pas toutes abordées de façon fondamentale et concomitante malgré beaucoup d’effets d’annonce ;  l’ambiance régnante laisse l’impression, qu’hormis le fait qu’il y a un certain sérieux dans le comportement général du gouvernement et de la bonne volonté annoncée, il y a peut-être des hésitations, peut-être des imprécisions dans la stratégie, et en tout cas des problèmes dus à des luttes politiques plus exacerbées. En fait, la responsabilité, de l’avis apparemment de l’opinion publique, incombe à toutes les composantes de la classe politique ; les surenchères politiciennes à tous les niveaux sont devenues la règle ; il s’ensuit des confusions chez certains citoyens et acteurs de la vie socio-économique entre nécessité de respect des droits humains et comportements anarchiques. On assiste désormais à l’accès au pouvoir d’une nouvelle génération d’élites vacillant entre la représentativité démocratique réelle et l’arrivisme opportuniste, et en tout cas recouvrant  en son sein d’importantes composantes populistes, assez conservatrices, sans vision politique ni réelles compétences.

En conclusion de cette situation, l’essentiel n’est pas de s’appesantir sur les causes de la crise montante qui sont déjà plus ou moins mises en évidence, mais de chercher les moyens à mettre en œuvre pour sortir des goulots d’étranglement qui pénalisent l’émergence du Maroc. Dès lors, deux orientations déterminantes semblent s’imposer : le Maroc a d’abord besoin d’une politique socio-économique renouvelée ; le Maroc est par ailleurs obligé de mettre en œuvre une nouvelle génération de réformes sociétales, profondes et difficiles politiquement et socialement.

II - Quel modèle socio-économique renouvelé pour le Maroc ?

Il me semble que le modèle socio-économique qui a été mis en œuvre depuis 1983 a produit des résultats relativement satisfaisants.

Il repose, comme on le sait, sur une intégration progressive dans l’économie de marché mondialisée, mais en essayant d’éviter des débordements antisociaux,  en combinant politique  de demande et politique de l’offre. Cependant, force est de constater qu’on est resté assez ambigu sur les deux volets de cette équation, c’est-à-dire sur le choix en faveur de système d’économie de marché et en même temps la lutte contre les disparités sociales, ce qui a fortement limité nos possibilités de réelle émergence.

Dès lors, notre première réflexion devrait porter sur ce qui pourrait être revu dans le modèle socio-économique sur lequel repose notre stratégie d’émergence avant de présenter le contenu général et sectoriel de la politique économique à mener.

1 - La philosophie générale du modèle socio-économique

Au-delà de la liberté qui s’impose et qui représente la première valeur de nos choix de société, il s’agit de mettre en évidence, à mon avis, la valeur « mérite », puis son corollaire la « solidarité ». « Liberté-Mérite – solidarité » devraient constituer notre devise déterminante. Dès lors, « le travail », « l’entreprenariat » et « l’innovation » doivent être encouragés, accompagnés et compris comme étant les véritables sources de la lutte contre les grandes disparités sociales parce qu’ils sont source d’emploi. Il est alors indispensable d’assumer le fait que la plus importante action sociale ne réside pas dans la redistribution directe et immédiate des revenus, mais dans la promotion de l’entreprenariat, source de croissance et d’emploi. Autrement dit, il faut d’abord produire avant de répartir. Mais le corollaire de cette vision qui donne la priorité à l’entreprenariat consiste à montrer le bout du tunnel positif aux citoyens et que les efforts qu’ils sont amenés à consentir ne sont que provisoires. Dès lors, au lieu que nos forces politiques, nos médias et particulièrement notre télévision focalisent leurs analyses sur nos problèmes et les aspects négatifs et trop passéistes de notre société, ne serait-il pas plus constructif de substituer au climat de scepticisme régnant, une vision d’avenir amenant la société et particulièrement nos jeunes à s’engager dans la construction d’un modèle sociétal gagnant ? Bien sûr, il s’agit de réfléchir aux moyens nécessaires pour assurer le maximum d’égalité des chances à travers principalement le système éducatif et l’accès aux financements ; comme il importe de réfléchir sur les actions sociales à mener durant cette période de transition. La solidarité signifie alors, à mon avis, la mise en évidence du social collectif  comme l’accès à l’éducation de base avec une participation des populations aisées à la couverture de son coût, la couverture médicale orientée essentiellement sur les maladies graves et le système de retraite qui doit assurer son autofinancement. À  côté de ces actions collectives, il s’agit de mettre en œuvre les moyens de solidarité et d’aides aux catégories sociales fragiles comme les enfants, les vieillards, les handicapés et les chômeurs qui désirent travailler mais ne le peuvent pas. Cependant, cette aide ne doit pas se transformer en pure assistanat ou prendre la forme d’une contribution généralisée profitant à tout le monde, mais tout en reposant sur des objectifs et un timing limité, prendre la forme par exemple d’un chèque social remis à la femme du foyer, chèque conditionné par ailleurs par la scolarisation et le suivi de santé des enfants.  À mon avis, toute l’aide sociale doit être focalisée sur le foyer ou le ménage dans le sens de la comptabilité nationale. C’est à travers d’ailleurs cette idée de chèque social qu’on peut également résoudre le problème du système de compensation actuel qui, de par le soutien aux prix des produits de base, bénéficie à toutes les catégories sociales et sans aucun doute plus aux plus aisés.

Par ailleurs, il est grand temps de préciser le sens à donner aux grandes actions relevant du social collectif. Il s’agit d’abord de procéder à la refonte du système de retraite de façon à le rendre juste et raisonnable dans la mesure où il faut veiller à l’équilibre financier qui l’accompagne et à ce que la pension soit placée à un niveau supportable ; espérons que la réforme qui est en train d’être menée par le gouvernement va dans le sens de ne pas reporter le problème sur les générations futures. Le deuxième dossier déterminant concerne le système de couverture médicale qui doit assurer son financement en privilégiant les maladies graves. Le troisième dossier sur lequel il importe de porter toute l’attention concerne l’accès au logement ; plusieurs problématiques doivent alors être prises en considération : il s’agit en premier lieu de coordonner intelligemment les choix en faveur de l’accès à la propriété et la politique locative pour laquelle on doit protéger raisonnablement ceux qui s’y investissent ; il importe ensuite d’éviter de défigurer nos villes à travers la construction de très grands complexes au bord de nos routes, ce qui gêne par ailleurs la circulation ; on doit par ailleurs veiller à l’esthétique de nos projets sociaux dont on ne semble pas s’occuper et d’éviter ainsi les projets mastodontes en faveur de villages à visage humain.

Le dernier dossier social important concerne les rapports sociaux. Il devient en effet urgent de réformer la loi syndicale. Le gouvernement est en train d’y réfléchir ; il est alors impératif de veiller à la conciliation entre la protection des droits des travailleurs et la nécessaire flexibilité et moyens d’action accordés à l’entreprise. N’oublions pas que cette dernière est la clef de voûte de l’émergence et rappelons qu’il faut d’abord produire avant de répartir. 

2- La politique économique à mettre en œuvre et la priorité à la compétitivité

Au moment où personne ne remet plus en cause l’économie de marché, nous avons besoin d’une libéralisation plus harmonieuse de l’économie pour laquelle nous sommes encore mal classés sur le plan international ainsi que d’une action volontariste pour rendre notre économie plus compétitive à l’égard de la concurrence ; à cet effet, l’orientation stratégique majeure devrait concerner d’abord l’encouragement de l’esprit d’initiative et d’innovation. Transmettons le message aux citoyens suivant lequel l’entreprenariat est préférable au salariat. De même, il faut souligner qu’il est indispensable d’agir pour que les marocains  et la technostructure administrative prennent conscience de l’importance de la dimension économique de leur vécu et de leur action ainsi que du fait que c’est l’entreprise qui constitue la source fondamentale des richesses du pays et de l’emploi et non l’interventionnisme démesuré, les passe-droits et le recours à la corruption. C’est à partir de cette vision stratégique fondée sur la promotion de l’emploi et des classes moyennes  qu’on doit mettre en œuvre un programme cohérent d’action sur les coûts des facteurs (salaires, accès au financement, foncier, énergie…..) et d’amélioration du climat opérationnel des affaires (procédures administratives et financières, justice, formation des élites, fiscalité, aides multiformes aux startups qu’elles soient traditionnelles ou technologiques, accès à la technologie par la recherche….). À partir de là, le mot d’ordre général adressé aux citoyens devrait être le suivant : entreprenez et enrichissez-vous, mais faites le sans rentes indues, c’est-à-dire  en comptant réellement sur votre travail et votre créativité, et en réglant par ailleurs la côte part due à la société à travers une fiscalité non handicapante pour l’entreprenariat mais généralisée comme cela a été décidé lors des dernières assises de la fiscalité. En fait, la lutte contre l’économie rentière suppose de mettre en place les garde-fous et les initiatives qui s’imposent pour réguler le marché et lutter contre les pratiques anti-concurrentielles. Le profit est légitime, à condition bien sûr qu’outre le prélèvement fiscal qui s’impose, il puisse découler d’initiatives concurrentielles et indépendantes de toutes aides d’État, sauf celles qui bénéficient à tous les opérateurs. La nouvelle loi concernant le Conseil de la Concurrence est globalement positive, même si elle renferme malheureusement encore certaines imprécisions et déficiences sérieuses. En tout état de cause, à travers cette nouvelle loi, toute l’attention doit être portée sur les trois piliers structurels de l’économie marocaine et agir intelligemment vis-à-vis des résistances.  Nous avons en premier lieu le secteur public qui doit jouer réellement son rôle de stratège, d’accompagnateur et de régulateur, mais qui doit lui-même respecter les règles de la concurrence aussi bien au niveau de ses marchés que des aides accordées et des autorisations d’exercice de certaines activités. Nous avons en second lieu l’économie oligopolistique qui dégage la majeure partie de la plus-value nationale ; elle doit être encouragée et largement accompagnée, mais doit également respecter les règles concurrentielles sans recourir à des abus ou des ententes illicites qui augmentent ses profits mais détruisent tout effort de compétitivité. Nous avons enfin l’économie informelle qui renferme certes une dimension de subsistance difficile à réguler, mais également de larges structures productives et profitables qui échappent aux impératifs de la concurrence et des contributions à l’effort national ; l’un des grands défis des pouvoirs publics pour la prochaine décennie consiste à amener ce secteur vers la transparence.

3- Les grandes orientations concernant la politique économique sectorielle

Précisons que le modèle socio-économique qu’on vient de présenter suppose un accompagnement  sur le plan des actions sectorielles. Il est alors important de mettre en évidence des objectifs et actions claires et pragmatiques. Concernant le plan Émergence par exemple, il est grand temps, comme on l’a dit précédemment, de lui donner un souffle nouveau à travers l’encouragement de l’industrie nationale et de ses capacités exportatrices et concurrentielles des productions importées. Pour ce faire, l’Administration doit mettre sur pied un vaste plan d’accompagnement de l’entreprise sur le terrain, de réduction de ses coûts, de développement technologique et d’options normatiques et anti-dumping destinées à nous préserver contre toute concurrence déloyale. Quant au plan vert, malgré les acquis certains, il doit être amélioré, d’une part sur le plan de l’accompagnement des agriculteurs pour plus d’efficience, d’autre part en ce qui concerne le remembrement foncier, seul moyen de faire émerger une agriculture viable. Concernant enfin le plan Azur, il me semble indispensable de revoir un certain nombre de nos choix. La principale option devrait être faite, à mon avis, au profit d’un tourisme de qualité, pour ne pas dire de luxe, tourisme qui permet l’émergence de recettes importantes sans nuire à sa dimension écologique. Notre tourisme serait alors culturel à travers nos villes impériales ; récréatif, de shopping et d’affaires autour de Casablanca ; balnéaire  autour de centres de vie que sont Tanger, Agadir, Essaouira, l’axe Mohammedia-Skhirat et l’axe Azemmour-El Jadida ; enfin saharien autour de Ouarzazate.

III - Les réformes environnementales qui s’imposent  

Afin que le modèle socio-économique qu’on vient de présenter fonctionne correctement, il est désormais impératif que le pays mette en œuvre une deuxième génération de réformes plus difficiles socialement et politiquement si on veut aller dans le sens de l’émergence et éviter peut-être ce qui est plus grave, c’est-à-dire le spectre d’une crise profonde et le retour de l’ajustement structurel imposé. En effet, nous ne pouvons éviter notre auto-ajustement en résolvant les problématiques persistantes au niveau institutionnel et référentiel, en mettant fin aux dérives de notre système éducatif qui génère peu de renouvellement des élites et en réformant notre justice ainsi que notre système de gouvernance.

1 - Le référentiel religieux et les institutions

Commençons d’abord par les questions du référentiel religieux et des institutions. La Constitution de juillet 2011 est globalement positive ; ce qui manque c’est fondamentalement quelques clarifications au niveau de trois questions essentielles. Il s’agit d’abord de la référence de la Constitution à l’Islam en tant que religion d’État ; lorsqu’on essaie de comprendre l’esprit du texte constitutionnel, on peut conclure que la référence à l’Islam se fait fondamentalement en termes de valeurs et que le plus important consiste à prendre en considération la dimension spirituelle dans nos choix fondamentaux. En effet, même si les choses ne sont pas suffisamment claires et peuvent éventuellement justifier de nouvelles réformes de la Constitution, le texte laisse à mon avis la voie libre à une plus large interprétation en faveur de la liberté de conscience et de la séparation du politique et du religieux au niveau des règles de fonctionnement de la société. La deuxième problématique concerne la répartition des pouvoirs  au sein de l’exécutif qu’il s’agit de préciser pour que la gouvernance fonctionne normalement. La Constitution me semble conférer au Roi des compétences concernant fondamentalement, outre la garantie de l’unité du pays et de l’option démocratique, la sécurité nationale, le champ religieux, sa qualité d’arbitre du champ politique et son droit de regard sur les grands chantiers ayant un impact stratégique et sécuritaire ainsi que sur la nomination de certains hauts commis de l’État. Quant au gouvernement, il faut être clair, ses compétences concernent toute l’activité socio-économique du pays. La troisième question a trait au fait que l’esprit de la Constitution va dans le sens de la mise en œuvre d’une véritable démocratie parlementaire, ce qui suppose de revoir le système électoral actuel qui ne permet pas de dégager des majorités claires. Aussi doit-on opter soit pour un système à la proportionnelle avec un bonus pour le premier parti, soit pour un système majoritaire à un ou deux tours.

2 - Le système éducatif

La deuxième réforme importante concerne le système éducatif : tout le monde sait qu’il est largement déficient aussi bien sur le plan qualitatif que quantitatif et que la politique menée jusqu’à présent s’est limitée à des actions en surface, évitant ainsi les changements profonds difficiles politiquement et socialement. Sa Majesté vient de nommer un de ses Conseillers à la tête du Conseil Supérieur de l’Enseignement avec comme objectif de revoir l’ensemble du système éducatif qui reste déficient malgré les multiples réformes engagées depuis l’indépendance. En fait,  ce dont on a besoin pour le moment, c’est de mettre en évidence des objectifs clairs et une stratégie opérationnelle.  À mon avis, il est impératif de commencer par le qualitatif fondé sur l’excellence et la lutte contre les déperditions scolaires, avant de mettre en œuvre , dans une seconde étape, la dimension quantitative reposant principalement sur la réelle généralisation de l’enseignement fondamental jusqu’à l’âge de quatorze ans et le fait de faire passer la proportion des jeunes (18-24) accédant à l’enseignement supérieur, qui se situe  actuellement aux alentours de 12%, à celle généralement atteinte par les pays avancés en la matière et qui varie entre 20 et 25%. Par ailleurs, sur un plan plus opérationnel, il importe de se pencher sur les principales problématiques du système. Il s’agit d’abord de la question des valeurs véhiculées qui doivent rejoindre les choix universels, choix auxquelles le monde arabo-musulman a contribué et qui peuvent d’ailleurs être encore enrichis par les éléments positifs et retravaillés  de nos valeurs et notre culture. Il importe également de réfléchir sur la question de la langue : au-delà de la culture et de la langue amazigh qu’il faut valoriser, la langue arabe doit devenir notre langue d’identité, d’enseignement et de travail ;  mais auparavant, il s’agit de l’enrichir, la simplifier et assurer son ouverture sur les apports de la science, des langues étrangères et de la langue parlée, sachant par ailleurs qu’on a besoin d’une académie des langues qui réfléchisse sur ces questions en relation peut-être avec une instance équivalente à mettre sur pied au niveau du monde arabe. Autrement dit, il s’agit de développer la langue arabe comme on le fait pour toutes les langues vivantes. Concernant la langue amazigh, je pense qu’on doit être réaliste et lever un certain nombre de confusions. Précisons d’abord que la Constitution est claire et qu’elle met en évidence la culture amazigh et accorde le statut de langue officielle à l’amazigh après la langue arabe. Je pense que la Constitution est allée dans le sens historique des choses dans la mesure où, bien qu’ethniquement il n’y a ni arabe de pure souche ni amazigh de pure ascendance en raison des multiples métissages, il y a à côté de la culture arabe assez généralisée, une culture amazigh réelle, mais assez mal connue alors qu’elle peut apporter beaucoup de choses à la Communauté. Il suffit par exemple de se promener dans un souk à prédominance amazigh comme je l’ai fait dernièrement à Ifrane, pour prendre conscience de ce que représentent les classes populaires et moyennes comme modèle de comportement pacifique et civique. Ceci dit, un certain nombre de remarques s’imposent : en premier lieu, force est de constater que dans le vécu réel des gens, la langue arabe s’impose. En second lieu, et en toute sincérité, je pense que nous avons au Maroc trois langues amazigh (« tamazight », « tachalhit » et « tarifit ») ; de ce fait, vouloir en faire une langue unifiée est à mon avis une erreur dans la mesure où nous sommes en train de créer une langue classique « amazigh » éloignée des langues maternelles parlées et tomber dans le même écueil qu’on vit au niveau de la distanciation entre arabe dialectal et arabe classique. Je pense donc qu’il vaut mieux préserver les trois langues d’identité et de culture et recourir par ailleurs à l’alphabet arabe au lieu du « tifinagh » pour des considérations de proximité culturelle, mais également par pragmatisme. Il m’est en fait difficile de comprendre que de grands pays comme l’Iran, le Pakistan, l’Afghanistan et bien d’autres utilisent l’alphabet arabe alors que chez nous, pays de culture arabo-amazigh, on a introduit le tifinagh. La troisième remarque a trait à la manière de passer à l’application de la langue amazigh comme langue officielle. Soyons pragmatique : je pense que la Charte Nationale pour l’Education et la Formation a quelque part suggéré quelques voies de solution en préconisant de réserver trente pour cent des programmes de l’enseignement scolaire au choix des régions. Ceci est d’autant plus important que le Maroc est en train de réfléchir à une réforme régionale profonde. On doit donc méditer sur cette ouverture et l’amplifier pour introduire et développer intelligemment et nécessairement les langues « amazigh », et pas seulement dans les régions à prédominance amazigh. De plus, on peut faire beaucoup de choses au niveau de l’Université pour développer notre culture amazigh. Quant à la problématique de la communication, il faut être réaliste, c’est avec le temps et la pratique que les choses se régleront dans le sens où va la dynamique sociale. La dynamique des choses est souvent plus importante que le droit lui-même. Par ailleurs, au-delà de la question des langues nationales, il importe de s’ouvrir sur les langues étrangères en tant que langues de fonctionnalité. Mais comme une langue s’apprend mieux en étant une langue d’enseignement au lieu d’être uniquement une langue enseignée, il serait judicieux d’adopter une certaine dose de bilinguisme « arabe-anglais », « arabe-français, et « arabe-espagnol ». Cette multiplicité de bilinguisme assure plus d’ouverture mais également un rôle central à la langue arabe. Le troisième choix à mettre en évidence pour le système éducatif est celui de la qualité et de l’excellence qui suppose sélection et orientation conformément au principe du mérite, mais également valorisation de l’enseignement professionnel et mise en place de passerelles entre les deux systèmes de formation. Une des problématiques particulières concerne la première période de formation professionnelle dans le cursus général. Elle se situerait par exemple, dans une première étape, après l’enseignement fondamental, c’est-à-dire quatorze ans, et s’étalerait sur deux années obligatoires ; quant à la seconde période de formation professionnelle, elle serait ouverte aux élèves ayant le niveau du baccalauréat et s’étalerait également sur deux années. Un troisième niveau se situant entre la formation professionnelle et la formation universitaire reposant sur le système LMD, concerne les détenteurs du baccalauréat qui voudraient ou devraient pour des raisons de sélection suivre une formation largement professionnalisée de deux années. Intervient ensuite la question organisationnelle ; l’option pour des structures décentralisées et déconcentrées sur la base de la responsabilisation est fondamentale. Il importe également de réfléchir sur les conditions d’un financement partagé entre l’État et les bénéficiaires qui en ont les moyens. Enfin, la réforme serait incomplète si on ne revoyait pas profondément le statut de l’enseignant dans le sens de plus d’efficience et d’éthique. Évidemment, la Charte Nationale pour l’Education et la Formation s’est penchée sur ces questions, seulement elle l’a fait dans un esprit consensuel à forte orientation conservatrice ; le Maroc a en fait besoin aujourd’hui de réformes profondes et pragmatiques qui vont dans le sens des choix universels en la matière tout en mettant nos choix spécifiques positifs au service de l’évolution de l’universel.

3 - Justice, Gouvernance et moralisation de la vie publique

Le troisième grand changement qui interpelle concerne la justice, la gouvernance et sa moralisation. Concernant d’abord la justice, force est de constater que la réforme qui vient d’être adoptée est globalement positive ; la grande problématique réside dans le processus de sa mise en œuvre de façon professionnelle et éthique.

Quant à la gouvernance, outre la question de l’éthique et celle de la répartition des pouvoirs et du système électoral, la principale problématique est liée à son efficience. Il est donc grand temps de revoir les statuts de la fonction publique et de les orienter vers la promotion par le mérite comme il devient indispensable d’opter pour un encadrement de qualité aux dépens de la quantité et de faire en sorte que la charge des ressources humaines se situe au niveau  des normes internationales. Seule une telle action permettrait de fluidifier le fonctionnement de notre administration et d’en améliorer les procédures. Mais un tel objectif ne serait réellement viable que si on optait pour une véritable régionalisation en mesure de rapprocher l’administration du citoyen et de créer les conditions de l’intéressement et de l’efficience. Évidemment, me semble-t-il, une telle régionalisation devrait certes reposer sur un État central avec les prérogatives de la souveraineté que sont la monarchie parlementaire, le drapeau, la monnaie, la justice, l’enseignement fondamental et les grands projets d’intérêt commun, mais laisser le soin aux régions de gérer tout le reste de la vie socio-économique avec un système de financement qui reposerait, d’une part, sur le transfert aux régions d’une partie des recettes fiscales de l’État proportionnellement à leurs populations et d’une manière inversement proportionnelle à leurs richesses, d’autre part sur un transfert d’une partie des richesses de la région vers l’État central.

Enfin, en relation avec la gouvernance, même si elle a une dimension plus horizontale, on retrouve la question de la moralisation de la vie publique et la lutte contre la corruption. Ceci suppose fondamentalement que cette dernière ne doit plus être tolérée chez les grands et non plus utilisée comme moyen de redistribution chez les économiquement faibles. L’Instance Centrale de la Prévention de la Corruption et l’association Transparency font un travail de sensibilisation et d’orientation importants  en la matière ; mais il faut reconnaître que le Maroc reste encore mal placé dans les évaluations internationales concernant l’étendue de la corruption. Là encore, il faut souligner qu’il y a un projet de réforme des statuts de l’ICPC ; il s’agit donc de faire en sorte que la future structure de régulation puisse faire son travail.

En conclusion sur la mise en œuvre d’un modèle socio-économique renouvelé et l’indispensable auto-ajustement structurel de notre économie, on peut dire qu’il s’agit là de choix très sensibles qui ont tous  un impact politique et social difficile à gérer. À ce propos, il serait intéressant de méditer sur ce qui se passe concernant le gouvernement actuel. Celui-ci ne cache pas ses prétentions concernant les réformes. Cependant,  au-delà de ces hésitations, il semble subir ce qui est arrivé à ses prédécesseurs, c’est-à-dire une conjonction de la classe politique contre ses objectifs à travers des surenchères politiques, mais également les répercussions du conservatisme régnant qui préconise la réforme dans les discours, mais refuse en fait d’en subir la moindre conséquence. Face à cette situation, le gouvernement qui n’a pas pour lui seul la majorité absolue, semble hésiter à faire valoir ses prérogatives. Emergent alors deux alternatives ; ou il se bat pour réaliser les réformes en essayant de contenir les risques de déstabilisation que cela suppose, mais pas avec des demies mesures, ou il prend conscience de cette situation caractérisant notre société et toute la classe politique, et s’oriente peut-être en faveur d’un gouvernement d’union nationale. Cette option peut peut-être apaiser le champ politique mais le risque est soit de déboucher sur des surenchères internes, soit de tomber dans le tort des actions consensuelles qui restent lisses et sans réel impact. D’où la possibilité, comme le pensent certains, de réfléchir peut-être à confier  le gouvernement à une équipe technocratique constituée de femmes et d’hommes de tendance réformiste et moderniste, c’est-à-dire à une équipe d’esprit indépendant économiquement et politiquement et soutenue par le Roi et une union nationale. Son objectif majeur serait alors le suivant : mettre en œuvre les réformes difficiles qui s’imposent. En fait, qu’il s’agisse de l’actuel gouvernement ou d’une union nationale autour d’une équipe politique ou technocratique, l’essentiel est d’avoir comme principal cap la réalisation des réformes difficiles qui s’imposent et d’agir en faveur d’un  État fort qui ferait  comprendre aux citoyens que la démocratie ne signifie pas l’anarchie, mais l’ordre dans le respect de la loi et des droits humains. En entreprenant une jonction entre les réformes économiques et politiques, il contribuerait ainsi à la mise en œuvre de conditions favorables à l’émergence socio-économique et à l’éclosion d’une large classe moyenne ainsi que d’élites politiques et économiques éthiques et compétentes.  Une telle orientation pourrait peut-être ouvrir également la voie à une véritable alternance démocratique et apaisée, quitte à ce que ce gouvernement qui va entreprendre ces réformes parfois impopulaires, serve  de soupape de sécurité par la suite ; les générations futures lui témoigneraient alors toute la reconnaissance qu’il mérite et le fait d’avoir contribué à amorcer notre émergence et la pérennité de nos institutions dans le cadre de notre monarchie parlementaire.

Qu’il s’agisse d’un gouvernement majoritaire réformateur, ou d’un gouvernement d’union nationale,  la finalité primordiale est alors la mise en évidence de nos réalisations, mais également la détermination pour la réalisation, dans le cadre d’un plan décennal en deux phases quinquennales, des grandes options et réformes qui conditionnent notre réelle émergence et qui sont bien sûr difficiles politiquement et socialement.