École-Parents : quel modèle collaboratif pour le Maroc?

École-Parents : quel modèle collaboratif pour le Maroc?

Qu’en est-il aujourd’hui, après quatorze années de réformes, de la question de l’échec scolaire ? Les parents se sont-ils impliqués dans les questions qui relèvent de l’école et qui concernent leurs enfants ? Quelle catégorie sociale l’école attire-t-elle vers elle ? Quelle corrélation peut-on faire entre la situation actuelle du rendement scolaire et celle relative à l’engagement éducatif parental ? Quel modèle collaboratif théorique proposer pour améliorer la réussite scolaire et activer l’engagement éducatif parental ? De telles questions méritent d’être placées dans leur contexte pour les soumettre à l’analyse diagnostic avant de trouver les arguments théoriques et méthodologiques expliquant leur teneur du point de vue psychologique, sociologique, politique. L’objectif de cette réflexion est de présenter les principes de base des « capabilités » comme instrument opérationnel de la construction du modèle collaboratif École-Parents.

L’impact  de la réponse institutionnelle

Comme on le sait, la question de l’échec scolaire n’est à confondre ni avec la question de « l’abandon scolaire » qui signifie l’interruption définitive ou temporaire des études avant l’obtention d’un diplôme ou d’un certificat qui atteste la reconnaissance des acquis, ni avec le « décrochage scolaire », situation où l’apprenant non seulement n’obtient pas de reconnaissance mais ne s’inscrit l’année suivante dans aucune formation. En revanche, la notion d’échec constitue une paire sémantique avec la notion de « réussite » : toutes les deux sont des représentations « fabriquées » par l’école, notamment par les enseignants et d’autres examinateurs, en fonction de procédures sous-tendues par des normes d’excellence et des niveaux d’exigence institutionnelle1.

S’agissant du système éducatif et formatif marocain, quels en sont les aspects saillants ayant marqué la période 2000-2012 ? Il existe une double réponse au moins à cette question : stratégique et pédagogique. La première, stratégique, est relative à l’ensemble du dispositif de réforme institutionnelle que le Maroc a dû mettre en place afin d’apporter des réponses aux différents dysfonctionnements du système d’éducation et de formation : la Charte nationale d’éducation et de formation (1999) et le Livre blanc (2002). La Charte apporte la vision philosophique, les orientations majeures et les 19 leviers de la réforme de l’enseignement visant à former le futur citoyen marocain. Le deuxième dresse un tableau de bord curriculum des trois cycles d’apprentissage : primaire, collégial et qualifiant. S’agissant de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, la réforme de l’enseignement supérieur (loi 00-01) devait conduire le Maroc à s’inscrire dans le processus de Bologne en adoptant le système LMD en 2003. L’évaluation de la réforme à mi-parcours en 2005 et celle menée quatre années plus tard en 2009 ont pu identifier les contraintes majeures qui freinent encore la mise en place de la réforme et ont donné naissance à ce qui a été baptisé « Le Plan d’urgence 2009-2012 ».

La réponse pédagogique, elle, se concentre notamment sur quatre mesures : la première consiste à orienter les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques vers l’adoption de l’approche par compétence. L’apprenant est désormais au centre de l’action éducative et formative. La deuxième mesure est centrée sur l’élaboration de programmes Langue et communication et d’outils didactiques (manuels scolaires2) et informatique (module transversal TICE ; programme Génie : notamment en ce qui concerne l’équipement de salles d’informatique au profit d’établissement scolaires ; programme « Injaz » facilitant l’acquisition de PC portables au profit des doctorants et des étudiants du Master). La formation continue des enseignants (aux niveaux des académies et des universités) constitue la troisième mesure. « La pédagogie de l’intégration » (Xavier Rogers, 2010) représente la quatrième mesure adoptée officiellement par le ministère de l’Éducation nationale.

Quel est l’impact de ce dispositif sur l’échec scolaire ? Contre toute attente, les chiffres ne sont pas satisfaisants : à peine 50% des élèves inscrits à l’école primaire achèvent le cycle collégial. Le taux de redoublement est de 17% en première année du primaire et de 13% dans l’ensemble de ce cycle ; de 17% dans le secondaire, avec des pics de plus de 30% pour la troisième année du collège et la deuxième année du baccalauréat. Concrètement, sur 100 inscrits au primaire, seulement 13 auront leur bac. On trouvera des éclairages significatifs dans l’étude PNEA en 2008 concernant les raisons de l’échec scolaire. Mais qu’en est-il de l’engagement éducatif parental ?

L’engagement éducatif parental au Maroc : le marqueur socioculturel

Il s’agit des résultats d’une enquête qualitative récente menée dans la région de Kénitra par la chercheuse Rabia Al Antaki3 sur L’engagement ou le désengagement des parents marocains dans la scolarité de leurs enfants : Lycée public dans les zones urbaines du Nord. Les données de cette enquête4 ne nous surprennent point : quand bien même elle serait limitée en nombre5, la population appartenant à la catégorie des personnes aisées, instruites et diplômées, manifeste un degré d’engagement très important en comparaison avec la catégorie de la population, plus forte en nombre, mais paradoxalement très limitée dans son engagement à l’école, population qui ne communique ni avec les enseignants ni avec l’administration. Même la classe moyenne affiche un engagement très modeste. La classe moyenne et la classe défavorisée constituent en fait 85% de la totalité de la population marocaine qui montre peu d’engagement et à laquelle l’administration est fermée. Ces chiffres caractérisent une situation disjonctive qui polarise deux phénomènes : aux antipodes de la rémanence accélérée de l’échec scolaire se consolide la passivité de l’engagement éducatif parental. Comment expliquer cette situation paradoxale ?

Approche pluridisciplinaire du déficit d’engagement éducatif parental

L’hypothèse de travail mobilisée ici pour expliquer le déficit de l’engagement éducatif parental au Maroc  s’annonce comme suit : l’engagement éducatif limité des parents relevant d’un milieu modeste par rapport aux différents liens qu’ils peuvent créer avec les acteurs de l’école et à travers cette dernière les institutions concernées, représente un aspect comportemental parmi d’autres qui attestent le manque d’implication de catégories de citoyens dans d’autres secteurs de la vie politique  (débat politique, vote, travail communautaire…). En fait, la limite de l’engagement éducatif parental est révélatrice de la limite même du modèle d’éducation à la citoyenneté démocratique : ce n’est que la partie d’un tout. Quels en sont les arguments ?

Le premier argument est le Rapport de la Banque mondiale 2012 qui brosse la situation économique et sociale du Maroc et permet de tirer un certain nombre de conclusions sur la question de la pauvreté6 : le Marocain moyen et pauvre se sent injustement traité, impuissant et frustré face aux différentes formes d’abus de pouvoir (hogra) ; 78% des jeunes questionnés n’étaient pas capables de citer plus de 3 partis politiques marocains ; 4% des Marocains adhèrent à un parti politique ou à un syndicat et 89% de jeunes ne croient pas en l’intégrité des politiciens. Donc, les parents (en fait la communauté), dans ce contexte, ne s’impliquent pas dans les questions de l’école parce qu’ils n’ont ni les moyens ni l’habitus culturel y afférent.

Le deuxième argument est psychologique (Bernard Stiegler, 2011) : il concerne le champ de l’éducation comme levier de développement psychologique de tout individu : un bon système éducatif est d’abord un système qui favorise le développement de la compétence sociale, celle de l’agir communicationnel, la formation de l’attention critique par l’apprentissage des langues, l’accès au système symbolique et le renforcement du sentiment d’appartenance. En bref, il permet «  l’accès à la majorité » comme capacité méliorative de la loi et il renforce les capacités d’engagement dans le « système de soin ». Or, le déploiement des indicateurs susmentionnés montre que l’effet du système éducatif marocain, croulant sous le poids de l’analphabétisme et de l’illettrisme7, développe le sentiment de la minorité (sorte d’infantilisation contre la responsabilité et la majorité), inhibe le sentiment d’appartenance et de disponibilité et promeut le sentiment de la hogra (contre l’empathie).

Le dernier argument a trait à l’éducation politique (Mathieu Laine, 2009) qui constitue un bon levier de développement humain : non seulement elle permet d’inculquer les principes éthiques de la liberté, la responsabilité et le respect des droits humains comme valeurs fondamentales du vivre ensemble, mais elle implique également l’apprentissage de la coopération, de la discussion et de la participation réelles à la vie politique, communautaire, culturelle et sociétale. La force de cet argument permet d’expliquer la neutralisation factuelle du rôle de l’engagement des parents dans l’établissement scolaire et du traitement des problèmes de l’échec scolaire.

Quelle alternative proposer pour « générer la démocratie » comme mode de comportement citoyen responsable ? Comment faire pour que la communauté (à travers les parents) s’engage plus dans l’école ? Et de quelle manière cette dernière peut-elle les attirer vers elle et, partant, crédibiliser les institutions qu’elle représente ? Bref, comment relier l’engagement communautaire à l’école ? Edgar Morin propose une piste très intéressante à savoir le « laboratoire de vie démocratique »8. Il s’agit là d’une précieuse intuition que nous allons tenter de croiser avec une approche théorique qui a démontré son efficacité. Le but est de trouver une issue heureuse à l’impasse de l’échec scolaire et au manque d’engagement éducatif parental.

L’alternative : la rationalité délibérative et équitable  

La perspective méthodologique proposée ici consiste en une mise en convergence de l’information pluridisciplinaire (notamment psychologique, sociologique, politique) avec « l’approche par les capabilités » (AC) d’Amartya Sen9. L’objectif éducatif stratégique et structurel visé par cette approche part de l’hypothèse que l’école constitue l’espace institutionnel propice pour apprendre à travailler ensemble, notamment à développer les capacités pour débattre raisonnablement et prendre des décisions raisonnables.

Concernant le principe de la justice, les acteurs concernés par l’échec scolaire et l’engagement éducatif parental devraient pouvoir avoir une « interprétation de la justice fondée sur les accomplissements parce que la justice ne peut rester indifférente aux vies que mènent réellement les gens »10. Cela veut dire qu’il est injuste de continuer de constater l’échec scolaire et le manque d’engagement éducatif parental en tant que réalité statistique ou phénomène observable de manière froide et distante alors qu’il s’agit de citoyens qui quittent l’école et qui en souffrent… Il en va de même du vécu émotionnel des parents qui ne s’impliquent pas : comment vivent-ils leur désengagement ? Quelles perceptions ont-ils de l’échec scolaire et des acteurs de l’école ? Ensuite, la responsabilité  apprend aux acteurs à s’intéresser à la liberté réelle dont ils disposent ensemble « pour choisir entre divers modes de vie, modes de pratiques », et donc chercher à trouver de nouveaux styles d’intelligence sociale pour mieux vivre ensemble. Enfin, le « faire plus » apprend aux acteurs d’intégrer dans leur comportement sociétal et institutionnel la question de leurs devoirs d’agir plus et donc des obligations d’action envers la société et les institutions. Le but est d’aller encore plus en avant dans le travail sur soi pour préparer les conditions et les disponibilités réelles permettant aux acteurs concernés de pratiquer des devoirs réciproques à établir les uns avec les autres : responsabilité, liberté et dialogue permanent11.

Quel est donc le mode opératoire de ce « faire plus » ? En premier lieu, il s’agit pour les acteurs (enseignants, responsables administratifs…) d’initier un débat objectif et responsable, de procéder « à l’examen critique des priorités par la raison » et se prêter à l’argumentation systématique. Deuxièmement, ces acteurs doivent faire preuve d’impartialité, de manière à ne pas dissocier cette pratique de l’examen critique de l’idée de justice et d’injustice. Troisièmement, il est important qu’ils puissent jouir de plus de liberté afin qu’ils disposent de plus de possibilités d’œuvrer aux objectifs valorisés par leur débat.

Sur le plan méthodologique, l’AC recommande aux acteurs de disposer d’une « base informationnelle » et de témoigner de deux principales aptitudes : l’aptitude à ne pas se focaliser sur les moyens d’existence et l’aptitude à la « diversité combinatoire » raisonnable12. Les acteurs doivent démontrer qu’ils ont développé l’aptitude à « la diversité combinatoire » des possibilités qui leur permet (a) de discuter des pratiques pédagogiques et de l’implication éducative parentale sous l’angle « global » plutôt que de se focaliser seulement sur ce qui se passe réellement dans la classe ou dans la famille et (b) de définir les autres possibilités réelles non encore tentées et prendre ensemble les mesures d’expérimentation de ces possibilités.

Conclusion

En proposant comme alternative la démarche délibérative, nous jetons les bases d’une hypothèse de travail spécifiée par des indicateurs socioculturels corrélés aux arguments théoriques des trois disciplines (psychologie, sociologie et politologie) : l’AC est une démarche qui permet aux acteurs d’apprendre à négocier les possibilités non encore essayées pour trouver des réponses aux questions d’enseignement dans le cadre de la citoyenneté démocratique. Dans ce contexte, sans pour autant idéaliser l’image de la communauté responsable et capable de faire des choix, il est fort prévisible que tout citoyen pourra contribuer à l’effort collectif et même innover en termes de capabilités13 réellement exploitables pour autant que les effets du hasard sont réduits ou abolis. Ces orientations énoncent les termes d’un champ de travail qui met en perspective un projet d’expériences pilotes à mener sur le terrain et à évaluer une fois terminé, afin de pouvoir construire, à travers cette approche adaptée au contexte marocain et critiquée en fonction des données du terrain, la construction du modèle collaboratif d’un partenariat durable et efficient entre École-Parents, et ce, dans le cadre d’une rationalité délibérative équitable.   

 

Notes

1.     Perrenoud, Ph. (1984). La fabrication de l’excellence scolaire : du curriculum aux pratiques d’évaluation. Genève et Paris : Droz (2e éd. augmentée 1995). 

2.     Au niveau de l’université, on peut citer à titre d’exemple le manuel pour les étudiants de la 1re année des filières sciences juridiques, économiques et de gestion : Cap Université, édité chez Didier par le ministère de l’Enseignement supérieur en 2009.

3.     Al Antaki, Rabia, L’engagement ou le désengagement des parents marocains dans la scolarité de leurs enfants : lycée public dans les zones urbaines du Nord, Mémoire soutenu en 2012 à l’Université de Rouen (version en ligne : http://www.girdac.com/Products/Buy.htm).

4.     Cf., Al Antaki, op.cit., p. 54.

5.     « Les classes moyennes au Maroc regroupent 53% de la population contre 34% pour la classe modeste et 13% pour la classe aisée, selon le critère du revenu. » Cf., HCP.

6.     Au Maroc, l’analphabétisme a certes subi un recul, mais l’illettrisme (dans les deux langues) augmente : 50% des élèves quittent l’école après 5 ou 6 ans et seraient ainsi sans acquis.

7.     « On peut se demander, s’interroge-t-il, si l’école ne pourrait être pratiquement et concrètement un laboratoire de vie démocratique. Bien sûr, il s’agirait d’une démocratie limitée dans le sens où l’inégalité de principe entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait être abolie. […] Mais surtout, la classe doit être le lieu d’apprentissage du débat argumenté, des règles nécessaires à la discussion, de la prise de conscience des nécessités et des procédures de compréhension de la pensée d’autrui, de l’écoute et du respect des voix minoritaires.» CF. La Voie : 2012.

8.     Sen, Amartya (2010). L’Idée de justice. Paris : Flammarion.

9.     Ibid. p.42.

10.   Habermas, J. (2002). L’Avenir de la nature humaine. Paris : Gallimard. P. 85 et suivantes.

11.   Voir à ce propos l’éclairage détaillé apporté par Pierre Rosanvallon, La Société des égaux : 2011, p. 339.

12.   Il conviendrait de lire à ce propos le livre de Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale : 2008.

13.   Les principales capabilités sont : la vie, la santé du corps, l’intégrité du corps, les sens (associés à l’imagination et la pensée), les émotions, la raison pratique, l’affiliation, les autres espèces, le jeu, le contrôle sur son environnement. Tels sont les fondements de la dignité humaine (Martha Nussbaum, 2011).

 

Bibliographie

·         Al Antaki, Rabia. L’engagement ou le désengagement des parents marocains dans la scolarité de leurs enfants : Lycée public dans les zones urbaines du Nord, Mémoire soutenu en 2012 à l’Université de Rouen (version en ligne : http://www.girdac.com/Products/Buy.htm)

·         Champagne, Lynda et Marçal, Jean François (2011). L’engagement citoyen : fondements et pratiques : La démocratie, la citoyenneté et les défis de la citoyenneté contemporaine(www.aqoci.qc.ca)

·         Berdouzi, Mohammed (2012). Rénover l’enseignement. Casablanca : Conseil national des droits de l’homme & La Croisée des chemins.

·         Lahire, Bernard (2012). Monde pluriel. Paris : Seuil.

·         Laine, Mathieu (2009). Post-politique. Paris : JC Lattès.

·         Lugaz Candy et de Grauwe Anton et al. (2010). Renforcer le partenariat école-communauté : Bénin, Niger et Sénégal. Paris : UNESCO et IIPE.

·         Morin, Edgard (2000). Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ? Paris : Seuil.

·         Morin, Edgard (2012). La Voie. Paris : Seuil.

·         Nussbaum, Martha (2011). Les émotions démocratiques. Paris : Flammarion.

·         Rosanvallon, Pierre (2011). La Société des égaux. Paris : Editions du Seuil.  

·         Sen, Amartya (2010). L’idée de justice. Paris : Flammarion.

·         Spitz, Jean-Fabien (2008). Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale. Paris : Wrin.

·         Stiegler, Bernard (2008). Prendre soin de la jeunesse et des générations. Paris : Flammarion. 

·         L’école de la réussite, document officiel du MEN élaboré dans le cadre du Plan d’urgence 2009-2012

·         Rapport sur La non scolarisation au Maroc, MEN et UNICEF, 2007 (www.unicef.org/.../french/La_non_scolarisation_au_Maroc.pdf)

·         PNEA, 2008, étude menée par le Conseil supérieur de l’enseignement au Maroc.

·         Synthèse du Rapport annuel 2011, publié par le Conseil économique et social, 2012. (www.ces.ma)