Entretien avec DRISS GUERRAOUI : Absence de stratégie nationale de lutte contre les inégalités

Entretien avec DRISS GUERRAOUI : Absence de stratégie nationale de lutte contre les inégalités

Il n’y a pas, à proprement parler, de stratégie nationale de lutte contre les inégalités, mais un ensemble de programmes de lutte contre la pauvreté offrant l’image d’une politique éclatée et non intégrée, portée par une multitude d’intervenants, relevant d’une diversité de tutelles allant des ministères à des agences et des fondations. Parce que non coordonnés, ces programmes, qui sont au nombre de onze, souffrent d’un réel déficit de cohérence et de convergence. Cet état de fait génère des déperditions résultant de l’absence d’une mutualisation des ressources humaines et matérielles. Il s’agit du trait le plus marquant de la gouvernance de toute la politique nationale de lutte contre la pauvreté.

De plus, et à l’exception des projets relevant de l’Initiative nationale de développement humain (INDH) qui obéissent à des mécanismes et procédures de contrôle, de suivi et d’évaluation, de nombreux programmes de lutte contre la pauvreté sont grevés de déviances très préjudiciables au regard de l’efficacité de leur impact sur la situation des populations bénéficiaires. Quand on voit les moyens financiers alloués à ces programmes représentant plus de 50% du budget général de l’État, on mesure dès lors l’ampleur du gaspillage, du gâchis et du manque à gagner qui caractérisent la gestion de l’action publique en matière d’action sociale et de solidarité.

Quels sont ces programmes que vous évoquez ?

Il s’agit de programmes qui touchent les secteurs sociaux au sens large, à savoir :

  •  l’Initiative nationale pour le développement humain annoncé par SM le Roi le 18 mars 2005 ;
  • les programmes relevant de la promotion d’une éducation de qualité pour garantir une insertion socioprofessionnelle des jeunes ;
  •  les programmes visant l’amélioration des conditions de santé des populations : l’assurance médicale obligatoire pour les salariés des secteurs public et privé (dit AMO)  ; le régime de couverture médicale pour les personnes pauvres (dit RAMED) ; le régime en cours de mise en œuvre au profit des artisans, des indépendants, des professions libérales et des étudiants ; le développement des programmes prioritaires de santé publique, de prévention et de lutte contre la maladie ; et ceux concernant l’élargissement de l’offre des soins de santé en faveur des populations ;
  •  la politique de logement social dont les objectifs sont la résorption du déficit en logement (150 000 par an), l’éradication des bidonvilles et la lutte contre l’habitat non réglementaire, à travers, notamment, le programme dit « Villes sans bidonvilles » ;
  •  la stratégie active de promotion de l’emploi productif ;
  •  le programme national d’assainissement liquide et d’épuration des eaux usée ;
  •  les programmes d’élargissement de l’accès du monde rural aux équipements sociaux de base à travers les programmes PAGER, PERG, PNCRR1 de développement rural intégré et d’aménagement du littoral ;
  •  les programmes visant la dynamisation des instruments de l’action sociale de proximité à travers les structures et les institutions de l’entraide nationale, la promotion nationale, le microcrédit, l’Agence de développement social, et les Agences du Nord, de l’Oriental et du Sud ;
  •   la politique de soutien des prix des produits de base par le biais de la caisse de compensation ;
  •   le développement de programmes spécifiques visant des catégories qui sont soit défavorisées, soit exclues, soit objet de discrimination. Ces programmes sont financés dans le cadre du Fonds de soutien à la cohésion sociale (enfants en situation d’abandon et de maltraitance, femmes chefs de ménages pauvres, femmes divorcées privées de pension alimentaire, personnes handicapées, personnes âgées, enfants des milieux défavorisés nécessitant un soutien pour encourager leur scolarité) ;
  •   les programmes d’appui aux associations travaillant dans le domaine de l’action sociale et de la solidarité.

Qu’en est-il de l’efficacité de ces dispositifs eu égard aux mécanismes de ciblage ?

Au vu de ce diagnostic et au-delà de la question du ciblage, il est dans la logique des choses que l’efficacité de ces programmes s’en trouve affectée malgré la réduction du taux de pauvreté constatée par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) et l’Observatoire national de développement humain (ONDH) durant les deux dernières décades. Aussi, entre les couches sociales, les territoires, les sexes, et les personnes à besoins spécifiques (handicapés, personnes âgées, etc.). Ces inégalités, qui offrent l’image d’un Maroc à plusieurs « vitesses sociales », ont impulsé un réel blocage en termes de mobilité sociale avec toutes les conséquences qui en découlent, notamment, sur le plan de la confiance des jeunes, des classes moyennes et des pauvres en l’avenir de leurs statuts respectifs dans la société.

Ceci dit, le ciblage reste une question pertinente. Cela a certes connu des avancées réalisées à travers la mesure de la pauvreté multidimensionnelle, l’élaboration d’une carte de la pauvreté élaborée par le HCP et à partir des études menées par l’ONDH, mais force est de constater que ce chantier mérite d’être approfondi au regard de deux données majeures. La première donnée concerne la définition d’un seuil de pauvreté correspondant à la réalité sociale actuelle du Maroc, car un indicateur de 1 dollar US en parité du pouvoir d’achat par personne pour définir l’état de pauvreté absolue et de 2 dollars US pour les moins pauvres n’est plus en phase avec l’état social du Maroc de 2017.

La seconde donnée est liée à l’émergence et au développement de nouvelles générations de pauvres et de pauvreté constituées de fonctionnaires et de salariés, de paysans sans terre, de diplômés chômeurs, d’étudiants, de femmes chefs de ménages, de retraités, de travailleurs des secteurs informels, de migrants et des personnes à besoins spécifiques (handicapés et personnes âgées, notamment).

De ce fait, la question du ciblage est donc à repenser à l’aune de l’état actuel du pouvoir d’achat et de l’évolution du coût de la vie qu’a connue le Maroc depuis la mise en place de l’indice de mesure de la pauvreté par le système des Nations Unies au milieu des années 80. C’est ainsi que l’on peut être mieux à même d’apprécier l’efficacité des programmes de lutte contre la pauvreté eu égard aux mécanismes de ciblage qui en découleraient.

Quels sont les autres moyens des pouvoirs publics pour réduire les inégalités ? À quel point une politique sociale permet-elle de réduire les inégalités ?

Il y a deux types de politiques publiques de lutte contre les inégalités, tous deux s’insèrent dans le cadre d’une approche en termes de droits humains fondamentaux : en premier, les politiques publiques qui s’inscrivent dans le cadre de la deuxième génération des droits de l’homme et qui comprennent les droits économiques et sociaux, tels que consacrés par la nouvelle Constitution de 2011. Il s’agit des politiques actives qui permettent aux citoyens en situation de précarité, de vulnérabilité et d’exclusion de sortir de la pauvreté et de s’inscrire dans une perspective de mobilité sociale. Parmi ces politiques publiques actives, on citera :

  • celles qui permettent aux personnes pauvres d’accéder à un niveau d’éducation, de formation professionnelle, de compétences et de qualifications pour renforcer leur employabilité et favoriser ainsi leur insertion socioprofessionnelle ;
  •  celles qui visent l’inclusion sociale par l’offre de services sociaux de base garantissant l’accès aux conditions de la pleine citoyenneté (santé, logement, infrastructures de transport, de culture, de sport, de loisir et de vie dans un environnement sain) ;
  •  celles qui ont pour objectif de développer un climat des affaires impulsant auprès des populations concernées une dynamique de libération des énergies à effet d’entrainement bénéfique en termes de création de richesses par l’auto-emploi. Il s’agit dans ce dernier cas de faire des populations ciblées les acteurs du changement de leur situation sociale.

Le deuxième type de politiques consiste à prendre appui sur la réflexion mondiale menée actuellement par le système des Nations Unies concernant la mise en place d’un revenu universel de base. Cet instrument est appelé à remplacer et à compléter les systèmes nationaux de protection sociale existants. Cette réflexion, qui a été entamée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, est consignée dans le Rapport du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté de juin 2017.

Cette option offre des perspectives prometteuses en matière de lutte efficace contre l’extrême pauvreté et de réduction généralisée des inégalités sociales pour un développement humain durable et équitable.

 

  1. PPAGER (Programme d’approvisionnement groupé en eau potable des populations rurales) ;

PERG (Programme d’électrification rurale) ;

PNCRR (Programme national de construction de routes rurales).