Entretien avec Olivier MONGIN : Les dimensions philosophiques des territoires

Sollicité dans le cadre de Economia Book 2022, sur "Territoires et création de valeurs : L'Etat et la dynamique des acteurs au Maroc", le philosophe Olivier Mongin explique à partir des concepts et d'observations empiriques, ce que veulent dire aujourd'hui la ville et l'espace l'urbain. 

La dimension spatiale.


Question : Comment la notion de territoire a-t-elle été historiquement abordée par la philosophie ? Que signifie un territoire aujourd’hui et quelles sont désormais ses liens ou ses relations avec la géographie, les communautés et les individus?


Réponse : Il faut se libérer d’une approche des territoires se limitant à la géographie, celle-ci allant le plus souvent de pair avec une approche administrative et économique, indissociable également de l’organisation politique d’un espace, qu’il s’agisse d’un Empire, d’un État ou d’une Cité.
Le lien entre la philosophie et le territoire est très ancien ; Platon rapporte dans L’Apologie de Socrate que celui-ci consacrait son temps, pendant des années, sans discontinuer, à s’entretenir sur les places publiques d’Athènes avec quelquesuns de ses concitoyens, à propos de questions de la philosophie. Une démarche insolite faisant déjà de la philosophie une composante du débat public et de la vie de la cité. Gilles Deleuze, dans Critique et Clinique (Éditions de Minuit, 1993), expliquait que notre subjectivité se constitue dans les déplacements, les rencontres et les relations que nous tissons avec les êtres, les choses, les lieux autour de nous. Cela entend que notre intelligence est intimement liée à nos rapports avec l’espace. J’aimerais citer aussi ce passage de l’avant-propos de l’ouvrage Le territoire des philosophes1, où les auteurs soutiennent que « L’exercice philosophique, à l’heure de l’urbanisation planétaire, des émeutes urbaines, des ségrégations involontaires et des exclusions programmées, s’effectue en parcourant les divers territoires peuplés qui forment notre écoumène2, et qu’il nous faut habiter ». À mon sens, l’une des premières entrées au territoire par la philosophie aura été spatiale. Emmanuel Kant a considéré au XVIIIe siècle déjà l’espace comme une catégorie a priori de l’intuition et de la connaissance. Il l’a envisagé donc comme une catégorie de l’esprit à part entière, et pas uniquement une réalité extérieure. Cette vision a permis d’envisager l’espace non pas comme une simple expression matérielle, mais également comme le fruit de représentations. La
philosophie a introduit la conception de l’espace comme « dimension spatiale des sociétés ».


Dérivé du latin territorium au XIIIe siècle, le mot « territoire » est resté peu utilisé, avant de devenir, à partir du XIXe siècle, un objet d’étude pour toutes les disciplines des sciences humaines et sociales. L’avènement de la territorialité a constitué une transition de l’étude des « espaces de vie » vers celle des « espaces vécus » (Di Méo, 2000, p. 38-39), puis des espaces perçus. En effet, en plus de sa dimension géophysique, la territorialité envisage l’espace aussi dans sa dimension immatérielle et symbolique.

Le territoire est ainsi un concept complexe et multidimensionnel regroupant différents niveaux d’interprétation et d’analyse. Sa notion induit l’existence de frontières, ou de limites. Mais si l’espace est une réalité physique, un réceptacle d’acteurs qui se juxtaposent, le territoire, lui, est une qualité qui s’acquiert, un construit social. Il est l’envers de l’espace, un lien avant d’être une frontière (Bonnemaison, 1995). Et comme le dit Guy Di Méo3 : « Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire. »4 La perspective adoptée par les acteurs dans leurs stratégies de développement ou de promotion territoriale permet5 aussi de définir le territoire en fonction de trois dimensions : en variable dépendante du changement, en composante du changement, ou encore comme représentation de relations sociales complexes.

Selon André Corboz6, historien suisse de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme : le territoire est le produit de plusieurs processus ayant chacun sa temporalité et sa ou ses représentations. Tout bien considéré, le territoire renvoie à beaucoup de perspectives qui confirment sa complexité conceptuelle et la difficulté de le délimiter.

1. Sous la direction de Thierry Paquot, Chris Younès (2009). La Découverte, Collection : Recherches. 398 p.
2. Espace habitable de la surface terrestre ; ensemble des milieux habités par l’être humain.
3. Géographe français, spécialiste de la géographie sociale et culturelle.
4. Les territoires du quotidien, 1996, p.40.
5. Patrizia Ingallina (2007). Universités et enjeux territoriaux. Une comparaison internationale de l’économie de
la connaissance. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
6. Le Territoire comme palimpseste et autres essais. Les éditions de l’imprimeur. 2001.


Question : De quel espace s’agit-il alors? 


Réponse : N’étant ni urbaniste, ni architecte, mais philosophe et littéraire de formation, j’ai toujours abordé la notion d’espace dans un sens large. Comment s’interroger sur la dimension spatiale sans rappeler que dans le terme latin de spatium il y a la notion d’espérance impliquant aussi une capacité de regarder ailleurs et vers l’avenir ? Il n’y a pas d’espace sans une relation possible au temps.
L’espace ne doit donc pas dessiner des limites et des clôtures, mais ouvrir la matière du terroir, ce qui déborde le chez soi, pour retrouver le sens de la Terre. Comme le dit l’architecte Christian de Portzamparc7, le travail sur l’espace doit « ouvrir la matière » à la « temporalité terrestre ». Tel est le point de départ de ma réflexion sur le territoire. La condition urbaine8 n’a de cesse de saisir « spatialement » comment des institutions spatiales d’ordre géographique renvoient à des pratiques urbaines ouvrant des espaces de liberté et de mobilité. La dimension territoriale renvoie, elle, aux modes d’habiter et aux capacités de se mouvoir. Rappelons la thématique de la thèse9 d’Amartya Sen, qui se demandait pourquoi un village indien au bord de la famine a la capacité de se mouvoir vers des stocks pour se nourrir, alors qu’un autre qui se trouve à proximité reste immobile et se laisse mourir de faim. Quel espace donne donc la possibilité ou non de se mouvoir ? Et comment l’architecte, l’urbaniste et les politiques territoriales y contribuent-ils (ou non) ? S’arrêter d’emblée sur le sens de la notion d’espace n’est pas anodin alors même que la question urbaine est décisive ; il n’est pas facile de s’accorder sur le sens des mots.
Ce n’est pas un hasard si l’ouvrage où le Barcelonais Cerda introduisait, en 1867, la notion d’urbanisme comporte un glossaire. Trop souvent, on a l’impression aujourd’hui que les aménageurs des territoires et les professionnels de l’urbain s’accordent sur les impératifs techniques et économiques sans avoir de langage commun !10
7. Architecte français de renommée mondiale, né à Casablanca en 1944, il a réalisé dans cette ville le
projet des Arènes, ainsi que l’actuel grand théâtre. La préface du livre d’Olivier Mongin, Vers la troisième
ville ?, porte sa signature.
8. Olivier Mongin (2007). La Condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation. Paris : Éditions du Seuil,
Sciences humaines.
9. Prix Nobel d’économie indien.
10. Voir l’ouvrage collectif, Le territoire des philosophes. Lieu et espace dans la pensée au XXe siècle (dir.
Thierry Paquot et Chris Younès), La Découverte, 2009. Sont pris en considération les pensées de
Hannah Arendt, Gaston Bachelard, Walter Benjamin, Henri Bergson, Maiche de Cernai, Gilles Deleuze
et Felix Guattari, Jacques Derrida, Michel Foucault, Martin Heidegger, William James, Hans Jonas, Henri
Lefebvre, Emmanuel Levinas, Henri Maldiney, Maurice Merleau-Ponty, Jean-Luc Nancy, Georg Simmel,
Peter Sloterdijk, Simone Weil, Ludwig Wittgenstein.


Question : La philosophie a-t-elle influencé les tendances relatives  à la configuration et à la gestion des territoires?


Réponse :  Bien sûr. On peut renvoyer à des influences philosophiques11 pour donner un peu de sens à la condition urbaine, à commencer par celles qui sont liées à la pensée grecque, au courant phénoménologique issu de Husserl ou encore à la pensée politique de Hannah Arendt. Mais, il m’a toujours semblé plus décisif de rappeler que s’est mis en place en Occident, au XVe siècle, un discours
instaurateur d’ordre théorique dont l’ambition était de fonder « les procédures d’engendrement du monde bâti ». Françoise Choay l’a montré dans La Règle et le modèle. Sur la Théorie de l’architecture et de l’urbanisme12. Dans cet ouvrage, elle se penche sur deux livres datant de la Renaissance européenne, pour elle « inauguraux » : le De Re aedificatoria de d’Alberti (1452) et l’Utopie de Thomas
More (1456). Ces deux ouvrages la conduisent à opposer une « grammaire architecturale » ouverte aux désirs des utilisateurs (Le traité d’Alberti) qui renvoie le microcosme – la maison, la rue, la place – au macrocosme de la Ville. Elle s’appuie sur trois critères : la necessitas – les lois de la physique appliquée, le respect des équilibres naturels et la préservation de la santé car « on ne construit pas n’importe où » ; la commoditas – le respect dialogique des exigences du client qui est le futur habitant –, et la voluptas – le plaisir esthétique. À travers ces trois critères, Françoise Choay s’oppose au modèle spatial de Thomas More qui installe presque partout un ordre de l’utopie imposé d’en haut. En somme, l’architecte a des règles, l’urbaniste a un modèle.
11. Comme je l’ai fait dans La Condition urbaine.
12. F. Choay (1980). La règle et le modèle. Paris : Éditions du Seuil.


Question : Comment la philosophie aborde-t-elle ce volet?


Réponse : La définition de l’espace « rural » demeure délicate. Pendant des milliers d’années, le rural, le sauvage et l’urbain ont constitué13 « les trois motifs essentiels des paysages de l’écoumène14 », les trois termes correspondant à des représentations, tant collectives qu’individuelles. Au départ, l’érème (la partie sauvage) n’existait pas puisque c’est un hors-monde (sauf pour les populations qui y habitent, cet espace étant justement leur monde). Pour qu’il existe en tant qu’érème, il fallait que s’ouvre un autre espace et, même, que s’ouvre l’espace tout court. C’est alors que le rural a fait ses débuts au néolithique. De cette cosmogenèse, il nous reste des traces : « rural » descend d’une racine indo-européenne, « reuos », signifiant « espace libre », et qui a donné le latin « rus » (campagne), « rusticus », « ruralis ».
Chronologiquement l’érème précède la campagne, qui précède la ville. La campagne et la ville étant toutefois l’oeuvre des humains. Elles n’ont de sens que par et pour les humains.

Ainsi, durant des millénaires, le monde rural a gagné sur le monde sylvain, rejeté dans la sauvagerie. Mais celui-là même qui l’avait remplacé touche à sa fin (Mendras, 1967). En effet, le monde rural, lui aussi, a été oblitéré par un autre qui, à son tour, l’a rejeté dans l’érème... Partout, la ville s’est imposée progressivement comme centre du monde, aux dépens du monde rural. Les mondes humains ont été refondés. La ville a converti la campagne en nature.
Mais les campagnes ou les villes ne sont pourtant pas des mondes clos, elles sont des espaces en interaction, au sein d’un même « système » global qui contribue à les structurer et à les modifier. La ruralité a perdu de son autonomie sur les niveaux géographique, social et symbolique. L’histoire de l’humanité a fait que progressivement l’urbanité est devenue un opérateur du fonctionnement et de
l’organisation de l’espace rural dans son ensemble.
Selon les statistiques onusiennes, les citadins sont devenus majoritaires sur la planète depuis 2008, et ce, même si les zones rurales demeurent des réservoirs de croissance démographique, alimentant, via l’émigration, les métropoles et villes intermédiaires. Si on admet que la ruralité désigne l’ensemble de représentations collectives et de caractères concourant à une forme d’identité et de fonctionnement des espaces ruraux. Aujourd’hui, le bâti de type « urbain » se diffuse par la « rurbanisation » ; les « ruraux » adoptent les mêmes modes de vie, les mêmes mobilités et représentations que les citadins, tandis que les catégories socioprofessionnelles se diversifient, conduisant à la marginalisation des agriculteurs. Le rural n’est plus désormais l’agricole. On est en train de passer à un système plus éclaté (dissociation des lieux de résidence et d’emploi, résidences alternantes…).
Chez les urbanistes et aménageurs, on évoque désormais de « nouvelles ruralités » permettant d’envisager les dynamiques inscrites au coeur de nouveaux rapports ville-campagne, portant sur les transformations des espaces. Dans les nouvelles ruralités, villes et campagnes sont étroitement liées, même si évidemment des écarts demeurent. Mais, le rural, l’urbain, les territoires locaux et les espaces
nationaux, voire transnationaux, sont étroitement imbriqués et interdépendants ; ils sont entrés dans l’ère de la globalisation.

13. Augustin Berque (2011). Le rural, le sauvage, l’urbain. Études rurales [En ligne], 187 | 2011, mis en ligne le
01 janvier 2011, consulté le 10 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/9367 ;
DOI : 10.4000/etudesrurales.9367
14. Espace habitable de la surface terrestre ; ensemble des milieux habités par l’être humain.

 

Des influences décisives

Question : Comment avez-vous fait la découverte des questions relatives aux territoires et à l’urbanisme ?
Racontez-nous votre rencontre avec celles-ci en tant que philosophe ? 


Réponse :  Avec Michel de Certeau que j’ai eu la chance de connaître très jeune, il a fallu se mettre à l’écoute des pratiques et des parcours urbains qui sont le ressort de l’invention du quotidien, pour reprendre le titre de l’un de ses livres.
C’était l’époque du structuralisme : pour Claude Levi Strauss, il n’y a plus de sujet mais des structures ; pour Certeau, la structure (à commencer par celle qu’impose le cadre urbain dessiné par l’urbaniste) va de pair avec des pratiques qui en contrecarrent les tendances lourdes et aliénantes, c’est pourquoi il parle de prise de parole, un autre de ses titres. Comme je n’ai jamais été à la recherche du « bon urbaniste » ou du « bon architecte », seules les pratiques architecturales et urbanistiques rendant possibles des pratiques démocratiques doivent retenir l’attention, celles qui sont déterminantes pour juger de la « justesse » d’une réalisation urbaine ou architecturale. Cela ne revient pas à dire que l’architecte est l’otage du Plan urbain imposé d’en haut mais qu’il doit peser sur les modalités de l’urbanisation en cours pour rendre possible des pratiques spatiales permettant d’habiter et non pas de survivre dans l’informel. À l’époque, Michel de Certeau qui animait un séminaire d’anthropologie où la question urbaine était centrale, enseignait que l’anthropologie doit s’inscrire dans une réflexion sur l’espace autant que sur le temps. Connaisseur de la « grammaire urbaine », il s’intéressait donc aux pratiques de l’architecte et de l’urbaniste qui favorisent des parcours plus ou moins égalitaires et démocratiques. C’est pourquoi Michel de Certeau et quelques-uns de ses amis ont mené, au milieu des années 1970, un travail lié aux questions des migrations dans le XIVe arrondissement à Paris. Certeau était très intéressé par « la place du funambule », celui qui est en déséquilibre sur un fil séparant deux espaces ; ainsi, il regarde non les entités territoriales en tant que telles mais ce qui articule deux espaces, deux entités, deux territoires, ce qui fait d’une frontière un espace infranchissable ou un pont qui relie, autrement dit, ce qui permet de se mouvoir et non pas de subir un enfermement. Le funambule, c’est l’artiste qui peut être l’architecte ou l’urbaniste… mais aussi l’habitant…
Michel de Certeau était un proche de Françoise Choay, dont j’ai déjà évoqué le travail décisif ayant pour ambition de ne pas dissocier la question urbaine d’une anthropologie de l’espace. C’était une référence majeure : en 1969, elle a écrit un texte où elle montrait les différents types de spatialisation qui ont marqué le développement dans le monde européen, ce qui lui a donné l’occasion
d’élaborer une critique radicale du fonctionnalisme. Elle y soulignait, en effet, la place désormais centrale de la connexion et de la connectivité tant dans l’univers matériel qu’immatériel (la connexion prend le dessus sur la fonction), anticipant ainsi la Révolution numérique. Cinquante ans après, la plupart des gens que je vois dans les milieux qui administrent l’urbain n’ont toujours pas compris que
la connectivité met radicalement en cause le fonctionnalisme. Un autre penseur important pour moi est Claude Lefort qui a travaillé sur Machiavel et m’a amené à faire le lien entre les questions urbaines et la politique en tant que condition d’un vivre-ensemble. Telle est la question de Machiavel selon lui : comment une société fait « tenir ensemble » des gens divisés ? Comment un pouvoir peut respecter sa société sans se couper d’elle ? Comment un espace politique se maintient-il dans le temps sans favoriser la seule pression du pouvoir du haut ? Bien entendu, il ne faut pas oublier Hannah Arendt dont la réflexion sur la polis et l’agora est essentielle ; et Paul Ricoeur – auquel j’ai consacré divers ouvrages – qui a appliqué sa thématique de l’identité narrative, celle qui met en relation temps et récit, à l’architecture et à l’urbanisme.
 

Question : N’insistez-vous pas un peu trop sur cette dimension « occidentalisée » de l’histoire des territoires et de l’urbanisation ? N’y aurait-il pas là un certain européocentrisme?


Réponse : Rappeler ces influences laisse croire que je ne suis redevable qu’à des intelligences européennes, ce qui va contre le fait que j’ai accordé une importance à l’urbanisme de l’Ottoman Sinan, et à l’oeuvre d’Ibn Khaldun, un Maghrébin considéré comme l’un des inventeurs de la géographie, un analyste précieux de la ville qui conserve tout son sens aujourd’hui, tant il a anticipé la « villagisation de la ville » et la guerre des Cités. Par ailleurs, c’est peut-être le plus important, je suis beaucoup sorti du pré carré européen grâce à des voyages. J’ai beaucoup appris de
l’observation du développement des villes du Maghreb ou du Machrek où je me rends fréquemment, qu’il s’agisse de Rabat, Alger et surtout du Caire, sans parler de Khartoum ou de New Delhi. Dans ces villes visitées régulièrement, la vitesse inimaginable de l’urbanisation contemporaine est une évidence. Rem Koolhaas a peut-être raison lorsqu’il affirme que les mégalopoles africaines comme Lagos
sont les laboratoires de l’urbain contemporain !
Certes, la mondialisation urbaine en cours présente des scénarios contrastés, mais les flux matériels et immatériels font pression sur l’ensemble des territoires et la ville européenne est peut-être en passe de devenir « périphérique » ! En tout cas, le développement de la Chine n’aurait pas été possible sans une deuxième
Révolution, la Révolution urbaine qui a succédé à la Révolution idéologique maoïste ; cette deuxième révolution a fabriqué des villes de vingt-cinq millions d’habitants en moins de vingt ans. Associée à la dictature numérique, redoutable instrument de contrôle urbain, cette Révolution urbaine est le ressort de la Chine politique, une Chine qui n’a pas connu la lente urbanisation de la ville européenne.
 

Trois registres pour approcher le territoire urbain


Question : L’urbanisation indique que les moeurs urbaines se diffusent dans l’ensemble des territoires et affectent tous les paysages.
Instituée historiquement à côté du rural, elle pénètre désormais tous les espaces. Quels sont donc les registres de cette urbanisation?


Réponse :  Pour moi, la complexité des territoires urbains associe au moins trois registres qui interfèrent : celui qui relève d’un projet urbain, celui qui renvoie à un imaginaire, et celui qui rend possible ou non sur le plan politique un ethos démocratique. Évoquons-les successivement.
 

Le projet urbain


Si le mot urbanisme a acquis une dimension universelle, il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’apparait qu’en 1867 chez Ildefonse Cerda qui a rédigé une théorie générale de l’urbanisation et imaginé le nouveau plan de Barcelone. L’invention de l’urbanisme, qui n’est pas liée historiquement au seul essor de la ville industrielle – celle dont Londres et Paris (qualifiée de « Capitale du XIXe siècle » par Walter
Benjamin) sont les figures majeures – est indissociable de la double généalogie déjà évoquée, celle qui est à l’origine des oscillations de l’urbanisme du XXe siècle qui a plus ou moins cédé à l’utopie de la ville idéale mais peu habitable.
L’urbanisme renvoie plus prosaïquement à la nécessité d’agrandir les villes, de les aménager, de les rendre plus performantes et efficaces tout en se protégeant de la pollution, en favorisant une meilleure hygiène et en mettant en place des transports efficaces. Aujourd’hui, l’urbanisme, qui rompt avec le découpage traditionnel du fonctionnalisme industriel (celui-ci distingue les fonctions : travail, logement, loisir et transports. Cette dernière fonction identifie la mobilité à une fonction parmi d’autres), consacre la mobilité comme le facteur majeur et déterminant irriguant toutes les fonctions, d’où la mise en avant de la mobilité désormais indissociable de la Révolution numérique et de la connectivité qui se traduit par une dévalorisation du fonctionnalisme. La place des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) n’est guère surprenante puisque la ville européenne est marquée par la nécessité de l’information et de la communication dès sa naissance : en témoignent sur le plan historique, comme le rappelle Françoise Choay, l’espace habité de la rue à l’époque de la ville médiévale, le rôle tenu par les places publiques au moment de la Renaissance, l’importance croissante des transports urbains et de l’opinion publique à l’époque industrielle, et la prévalence contemporaine des connexions (ports, gares, aéroports, mais aussi malls et zones de loisirs…).
À l’heure de la Révolution technique en cours, modifiant en profondeur le rapport au temps et à l’espace, et à l’heure des containers proclamant « flux tendu stock zéro », le rôle de la mobilité incite à imaginer des territoires qui rendent possible le « passage » d’un rythme à l’autre, d’une vitesse à l’autre…
C’est ce que vise la notion de « ville passante », celle qui « fait passer » d’une vitesse à l’autre. Cette expression – que l’on doit à l’architecte David Mangin – valorise l’enchevêtrement des territoires et la mise en relation des déplacements inséparables de « lieux », pas nécessairement les monuments que le pouvoir a longtemps privilégiés, mais des lieux rendant visible la dimension publique de la
ville européenne.
Publié en 1915, L’Esthétique des villes d’Emile Magne rappelait que tout logement ouvre vers l’extérieur, qu’il n’y a pas d’espace d’habitation qui ne renvoie à un dehors urbain qui l’enveloppe, à commencer par celui de la rue, d’où ses évocations d’espaces publics divers et mouvementés : le décor de la rue, le mouvement de la rue, des cortèges, des marchés, des bazars et des foires, mais aussi des cimetières. La liste de ces espaces publics que l’urbanisme, souvent réduit à la seule dimension d’aménagement, a pour rôle de favoriser est longue. Dans le cas du Maroc, il est manifeste que le développement passe prioritairement par la connectivité (le TGV qui longe la façade maritime et raccorde les principales villes de Tanger à Marrakech) et qu’il mette l’accent sur le patrimoine touristique des villes historiques. On est au coeur d’une interrogation sociale et politique : cette interconnectivité entre des cités (qui passe par des gares, des ports et des aéroports) va-t-elle accroître les inégalités territoriales et fragmenter le pays ? Le défi est majeur puisque la mondialisation (qui n’est pas réductible à l’économie et passe avant tout par l’urbanisation comme le rappelle Michel Lussault) valorise les
cités qui s’interconnectent et favorise la segmentation territoriale. Face aux Étatsnations, le retour du modèle de la Cité-État (Doha et Dubaï après Singapour qui est le modèle pour la Chine) doit retenir l’attention.


L’imaginaire 

La ville européenne est d’autant plus complexe que l’urbanisme est jugé à sa capacité de respecter les « mouvements » des habitants qui écrivent le récit de leurs villes. Il n’y a pas de ville qui ne soit portée par un imaginaire urbain, ce dont a longtemps témoigné la commedia dell’arte qui se figurait les villes italiennes comme autant de personnages portant des masques : Pantalone le marchand est originaire
de Venise, le Dottore – le savant, l’universitaire – est originaire de Bologne, Arlequin de Bergame et Polichinelle de Naples. C’est ce qui faisait dire à Claude
Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques que la ville, en l’occurrence la ville européenne qu’il évoque, est « la chose humaine par excellence » Selon lui, « la ville se situe au confluent de la nature et de l’artifice. Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture : individu et groupe ; vécue et rêvée.…» Si l’urbanisme déploie matériellement le cadre urbain susceptible de valoriser des pratiques urbaines (un urbain entendu au sens d’urbanité), celles-ci sont marquées par des « mises en forme » corporelles au sens où chacun écrit « sa ville avec ses pieds » ; par une « mise en scène » dont le théâtre forain et nomade en est l’illustration, mais aussi par des événements ritualisés, par des pratiques collectives qui font de la ville « l’espace public » par excellence, comme on le voit encore dans les marchés des villes marocaines par exemple. Ce n’est pas un hasard, les grandes villes ont leur romancier attitré qui en déroule le récit : Hugo et Paris, Joyce et Dublin, Pessoa et Lisbonne, Mahfouz et Le Caire, Pahmuk et Istanbul… Mais, l’un des meilleurs exemples est marocain :
l’historien Laurent Vidal a raconté l’histoire de Mazagao (Mazagan, la ville qui traversa l’Atlantique, Aubier, 2005) qui a été déplacée par les Portugais en 1769 du Sud du Maroc à Lisbonne puis à Belem au Brésil en Amazonie. C’est tout un imaginaire urbain qui a été transporté sur un navire avec quelques-uns de ses habitant et des cartes et non pas la ville en dur. Mais, un livre sur Kinshasa met l’accent sur la ville invisible dont les facettes sont multiples et proliférantes.
 

La dimension politique


La complexité de la ville européenne repose donc sur un pari qui conserve toute sa force, celui d’associer urbanisation et urbanité. Si l’urbanité est portée de prime abord par l’imaginaire des habitants et la création des artistes, elle est, dès l’origine, inséparable de principes politiques qui l’ont marquée. Si la polis grecque et l’urbs romaine15 demeurent des références qui n’ont pas perdu de leur force, la ville européenne est généalogiquement portée par la volonté de se démarquer de la hiérarchie féodale et de favoriser ce qu’on nomme l’émancipation communale qui s’accorde avec la volonté républicaine et les moeurs démocratiques. Ce qui passe par un souci d’intégration de celui qui arrive du dehors, de celui qui arrive de la campagne proche ou de l’étranger : telle est la dimension cosmopolite de la ville dont le  rôle et la mission sont d’accueillir, d’assurer des entrées et des sorties.
En cela, elle est indissociable des mouvements migratoires, ces déplacements qui font plus ou moins obstacle et suscitent de la peur aujourd’hui dans certains pays européens. Encore faut-il rappeler que la ville a pour rôle d’associer – c’est une tradition qui remonte aux villes proche-orientales – la sécurité et l’hospitalité, deux valeurs qui sont en tension et la question par excellence de l’urbanité. La ville européenne, celle qui ne peut dissocier identité et cosmopolitisme, urbanité et urbanisation, ne peut renoncer à cette conviction qui veut que l’hospitalité aille de pair avec la capacité d’assurer la sécurité collective. Ce n’est pas un hasard si des philosophes (Levinas, Derrida…) ont revalorisé le thème de « la ville refuge » alors même que l’urbicide (la destruction guerrière des villes) fait toujours partie du programme des tyrans comme on le voit en Ukraine en mars 2022 dans le cas de la ville de Marioupol. « L’urbicide », une notion mise en avant durant la guerre en ex-Yougoslavie par Bogdan Bogdanovic, l’ancien maire de Belgrade aujourd’hui disparu, est plus que jamais actuelle. À l’époque, on vivait à l’heure de Sarajevo ou de Grozny ; aujourd’hui, on vit à l’heure d’Alep, de Marioupol et de nombreuses autres villes. Si « l’urbicide » rappelle que les valeurs urbaines incarnent des valeurs, ce n’est pas un hasard. Née dans les déserts du Proche-Orient, là-même où les villes sont saccagées, la tradition juive de la ville-refuge consiste à « devoir » accueillir celui qui a commis un crime involontairement dans le désert. « Accueillir un crime involontaire » : cette expression qui, bien entendu, ne concerne pas les réfugiés d’aujourd’hui, a suscité mille commentaires dans la Torah. Elle signifie d’abord que la ville a une dimension de justice et d’hospitalité :
si le porche de la justice se trouve à l’entrée de nombreuses villes anciennes au Proche-Orient (Irak et Syrie), c’est parce que le criminel (involontaire) doit pouvoir bénéficier d’un jugement pour échapper à la vengeance.
La ville-refuge est un espace d’urbanité s’il rend possible un jugement juste.
C’est un thème très concret que l’on trouve depuis plusieurs décennies sous les plumes d’Emmanuel Levinas, Jacques Derrida ou Daniel Payot… La ville-refuge n’est pas seulement liée au thème de l’hospitalité et de l’accueil, mais aussi à celui de l’exil. Il indique ce que devrait être une urbanité contemporaine associant les notions d’hospitalité et de sécurité. « La loi de Moïse désigne, écrit E. Levinas, des villes-refuges où le meurtrier involontaire se réfugie ou s’exile. Se réfugie ou s’exile : il y a les deux. Pour le meurtrier involontaire qui est aussi un meurtrier par imprudence, la ville-refuge est aussi un exil : une sanction. Sommes-nous assez conscients, assez éveillés, hommes déjà assez hommes ? Quoi qu’il en soit, il faut des villes-refuges… »
Il faut d’ailleurs imaginer des villes-refuges pour ceux qui ne sont même pas des meurtriers involontaires et imprudents. Qu’en est-il de nos villes sécurisées, moralement abattues par des attentats terroristes, à l’heure où celles du Proche- Orient disparaissent de la carte sous les coups des bombes et des canons, les armes des terroristes locaux et des États terroristes locaux ?
Ici et là-bas, la ville-refuge et l’urbicide ont du sens…
Le Maroc est un lieu de passage de la migration subsaharienne. Cette réflexion est une invitation à ne pas résumer la politique urbaine au rôle prescripteur du Makhzen et au déséquilibre entre les villes, mais aussi entre celles-ci, le monde rural et les zones désertiques, dans un pays où l’État est un facteur de centralisation.

La valeur de la ville est donc liée à sa complexité au sens où son histoire plurielle ne passe pas par un modèle utopique qu’il faudrait appliquer ; au sens où elle a pour souci de lier l’urbanisation (ce qui relève des plans et projets urbains en tous genres) et l’urbanité (le respect des habitants et des migrants), alors même que la mondialisation urbaine tend à les dissocier. Telle est la leçon de Cerda pour
qui la ville, avant même d’être un récit, est un territoire politique en cela qu’on y partage des risques et qu’on y mutualise des besoins. En résumé, la ville est pour lui un État providence en miniature où urbanisation et urbanité vont de pair : ils sont là pour éviter que la violence ne l’emporte. Il faut donc reprendre les choses par le politique, comme le font certains mouvements. Je pense à celui des « villes
rebelles » en Espagne (créé en 2008), qui a soulevé la question du règlement des problèmes fonciers et financiers autrement qu’au niveau de la région ou de l’État ; ou celui des « villes sanctuaires » aux États-Unis, un mouvement parti des campus et qui concerne trois cents villes (un agent fédéral n’a pas le droit de demander ses papiers à un migrant, c’est du ressort de la police locale) ; ou bien encore le
mouvement des « villes refuges » en Amérique latine ou à Barcelone.

15. Le terme urbs (urbs, urbis, féminin) est un mot latin qui désigne une ville dans la Rome antique ; le mot
grec polis désigne une cité dans la Grèce antique, c’est-à-dire la ville et le territoire qui lui est associé.


Question : Pourquoi, en termes de concepts, vous insistez sur l’urbanisation plutôt que sur les diverses facettes ou
dimensions territoriales ? 


Réponse : L’urbain généralisé, c’est le retournement des territoires urbanisés ; le géographe Augustin Berque le dit fort bien : « L’urbain diffus qui succède au monde urbain ne peut pas faire monde à son tour – comme la campagne l’avait fait par rapport à la forêt, puis la ville par rapport à la campagne –, non seulement parce qu’il n’est pas viable écologiquement mais, en outre, parce qu’il n’a plus aucune limite qui puisse l’instituer comme tel. » « Faire monde » exige d’instituer des limites, si aléatoires et provisoires soient-elles. De fait, la forêt amazonienne se déboise, les déserts se désertifient en subissant les effets du réchauffement climatique et les océans perdent de larges variétés de poissons. Aujourd’hui, confrontés que nous sommes à l’urbain diffus, il faut refaire « le monde » : renouer avec la campagne, avec la forêt, avec le désert et même avec l’océan qui sont tous sous la pression de l’urbanisation. Ainsi faut- il renverser le cours de l’histoire urbaine, non plus se replier sur la ville contre
les dangers de la nature mais revaloriser ce qui a été urbanisé de force dans une nature qui n’est pas l’envers de la technique. Les scénarios de la mondialisation urbaine.

Question : La mondialisation urbaine étant une composante fondamentale de la globalisation en cours, quelles sont selon vous les perspectives qu’elle élabore ? 


Réponse : Il m’importe de mettre en avant la notion de contexte. Dans un monde interconnecté qui favorise le hors-contexte, le rôle de l’urbanisation devrait être de favoriser une recontextualisation, d’où les trois scénarios : celui de la ville pieuvre qui s’étend à l’infini ; celui de la ville qui se replie sur elle-même (la cité interconnectée) ; et celui de la ville-contexte (ce que devait être la métropole selon moi). Évoquons ces trois scénarios.
La ville pieuvre, Johannesburg, Sao Paolo, Le Caire par exemple. Ce sont des villes qui se développent sur un mode plus ou moins contrôlé, plus ou moins anarchique, avec beaucoup de violence et d’habitat informel à l’intérieur. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un minimum d’urbanisme, mais on est dans des villes de dix à vingt-cinq millions d’habitants qui peuvent être bloquées sur ellesmêmes : je prends l’exemple de Guarulhos, l’aéroport de Sao Paolo, totalement saturé et bloqué, trois heures et demie de voiture dans les deux sens pour faire trente kilomètres ; mais Guaruhlos n’est pas réformable… ni par Gehry, ni par Portzamparc ! Par conséquent, on a construit un nouveau grand aéroport à Campinas, une ville universitaire, un million d’habitants avec deux grandes universités.
Après la ville pieuvre, celle qui se déplie comme dirait Gilles Deleuze, il y a la ville qui se replie, la ville hyperconnectée. Singapour, les Émirats ‒ qui sont des Cités-États ‒ en sont des exemples mais on peut trouver ces Cités-États dans un pays-continent comme la Chine, à Shanghai, Shenzhen ou Hong Kong. L’idée est de faire des petits Dubaï, des petits Singapour dans des espaces donnés. L’idée
de Sarkozy avait été de faire avec le Grand Paris un petit Dubaï à la Défense : un pôle affaires, des hôtels, un lien avec Saclay, la Cité des chercheurs… et de laisser la banlieue ailleurs et à l’abandon.
Enfin, il y a le troisième scénario, celui que j’ai défendu avec d’autres pour les métropoles françaises, celui de la ville recontextualisée, accordée à un contexte. J’ai enseigné pendant dix ans à l’École du Paysage de Versailles. J’y ai compris que la question du paysage est fondamentale car la ville extensive doit s’inscrire dans un site. On retrouve alors le problème de l’imaginaire : un paysage c’est de l’imaginaire, c’est « là où le ciel touche la terre au coucher du soleil », c’est une limite qui est poreuse car il y a un en deçà et un au-delà de la limite. J’ai été formé par des gens qui ne pensent pas les entités (De Certeau, Choay) mais qui pensent les relations qui sont le ressort de l’urbanisme et de l’architecture. Dans cette perspective, l’oeuvre de l’architecte colombien Rogelio Slamona est exemplaire : dans la ville de Bogota, il a créé quarante espaces publics qu’il appelle « espaces ouverts ». Selon lui, la construction est l’art du palimpseste. Pour activer des espaces publics, il faut que des bâtiments publics viennent s’y inscrire comme des bibliothèques.
 

La wallification


Question : Où en est-on dans ce processus ? 


Réponse : Aujourd’hui, on est dans l’illusion de croire qu’avec des murs (walls), on va pouvoir éradiquer la violence en s’en protégeant, en la contenant. La « wallification » est une question aussi importante aujourd’hui que celle des frontières. Il existe un urbanisme hyper-moderniste et complexe qui décontextualise en interconnectant – Dubaï ou Singapour par exemple –, car les flux exigent la décontextualisation. Soyons clairs, je ne suis pas pour la perte du local au profit du global, mais il faut comprendre que, où que ce soit, tous les lieux sont recomposés sous l’effet des flux, par la nouvelle économie, par les nouvelles technologies. Cela veut dire que les lieux se recomposent pour s’accrocher aux flux, et ce n’est pas la même chose à Dubaï, à Singapour, à New York, à Paris ou à Rabat. La mixité – c’est-à-dire la rue– perd du terrain au profit de modes de fragmentation, visibles ou non visibles.
Une deuxième tendance lourde et mondialisée, indissociable de l’économie contemporaine, est la captation du public par le privé. La Révolution numérique joue également un rôle fondamental dans ce registre. Il y a un double mouvement de privatisation : le premier est d’ordre économique avec les partenariats publicprivé ; le second est lié aux nouvelles technologies qui favorisent l’individualisme et donc le repli sur des modes inédits d’être en société (les réseaux sociaux et tout ce qui s’y rapporte). Si la machine privée tourne à bloc, elle s’accompagne à peu près partout d’un renforcement du rôle des États comme c’est le cas en Chine.


Question : Est-ce une évolution à sens unique ? 


Réponse : Les flux contribuent à la rematérialisation des espaces ; ce sont aussi des flux physiques, humains, des flux de population. Dans son livre Du village à la ville, Comment les migrants changent le monde ? (2012), Doug Saunders explique comment les migrants changent le monde urbain. On assiste selon lui à la dernière génération de l’exode rural ; si l’on prend l’exemple de Lahore au Pakistan – cinq millions d’habitants, et cela risque de doubler en moins de cinq ans –, il n’y a dans cette ville pakistanaise aucun projet d’urbanisme… Pour résumer, nous avons affaire soit à la ville globalisée et interconnectée, soit à des espaces chaotiques et informes comme les espaces majoritaires de la ville africaine ou de l’Amérique latine. André Corboz, un historien de l’urbanisme qui enseignait à Genève, disait qu’une ville est un hypertexte ; la Suisse est un hypertexte, c’est pourtant très vert, très écologique, mais nous sommes dans le monde de l’hypertexte16, qu’on le veuille ou non, celui des flux de tous ordres et de la globalisation. Le problème est que l’hypertexte doit être raccordé à ce qu’il appelle le palimpseste17. Aussi hypertexte et palimpseste vont de pair, ce qui donne tout son sens au contexte en
termes de temps et d’espace.
16. Une fonction qui permet de faire des liens entre texte(s) et image(s).
17. Un palimpseste (du grec ancien παλίμψηστος / palímpsêstos, « gratté de nouveau ») est un manuscrit
constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire
de nouveau.


Un monde inhabitable ?


Question : Le cinéma et la littérature écrite ont développé de nombreuses fictions pour dépeindre l’avenir ou la fin de la planète bleue : parmi celles-ci, la fin de la terre ferme et le retour de l’eau. Au travers du savoir et de la connaissance telles qu’elles se présentent aujourd’hui, vers quel monde se dirige-t-on?


Réponse : Qui veut saisir ce qu’il peut en advenir du développement de l’urbanisation à l’échelle mondiale ne peut se permettre d’ignorer la technique et l’importance de la Révolution numérique. J’y ai insisté à plusieurs reprises. Selon Jean-Toussaint Desanti, historien des idéalités mathématiques et phénoménologue sensible au rapport à l’espace et à la communauté, cette Révolution opère un pas en avant bien plus important que celles qui l’ont précédée, les révolution thermodynamique et électrodynamique. Elle n’est pas le prolongement de celles-ci car elle « change la nature du rapport de l’habitant à son habitat. L’habitant est toujours là, mais il n’habite pas le virtuel. Il habite à son voisinage, dans un réel, dans le monde de ses désirs, de ses besoins… toujours au voisinage ». Aucun habitant n’habite le virtuel ! Là est le problème. On assiste à une hybridation du réel et du possible qui laisse croire que tout est possible et que le réel n’est plus qu’un possible parmi les possibles. Partir dans le métavers18 cher à Mark Zückerberg, ce n’est pas entrer dans un monde où la réalité est augmentée, accordée à un rythme plus global que local, mais dans un monde où l’on se soustrait au monde proche. Desanti en tire comme conclusion que les risques de violence (celle qui se voit et celle qui ne se voit pas) se sont démultipliés : « Aujourd’hui beaucoup de gens croient qu’ils vivent dans le virtuel. Ils peuvent se lancer dans des entreprises absolument folles en croyant que c’est là-dedans que cela va se passer. Cela ne se passe pas dedans. Ce n’est qu’un réseau, un réseau de structures, un réseau de modélisation. Encore une fois, nous vivons avec nos instruments virtuels mais pas dedans. Alors, il faut bien apprendre à vivre sans être dedans. Voilà le problème auquel nous sommes confrontés pour le siècle qui vient. » Cette hybridation du réel pourrait entraîner une catastrophe : « L’invention du politique, cela ne veut pas dire inventer des théories, cela veut dire inventer des modes d’action, des modes de rassemblement, pas nécessairement des partis politiques. Si on n’invente pas ça, on va au-delà de violences devant lesquelles celles qu’a connues le XXe siècle paraîtront comme une préface sanglante, mais seulement une préface ? »

18. Le métavers (de l’anglais metaverse) est un monde virtuel dans lequel des personnages interagissent
au travers d’avatars.

Question : Vu les réalités du monde où nous vivons, ne s’agit-il pas d’enjeux presque impossibles ? N’est-ce pas terrifiant ? 


Réponse : Si la forme de l’habitation change, si le local et le global sont déphasés, cela n’est pas sans conditionner le rapport à la violence qui se noue et se dénoue aujourd’hui en haut et en bas, entre les États et la politique. En effet, les États, les instances du haut, qu’elles soient élues ou non, sont de plus en plus des machines policières, et il est difficile de ne pas remettre au centre de la table la question de la force comme le préconisait Simone Weil dans un texte consacré à L’Iliade. Cela ne doit pas empêcher de reconnaître l’importance prise par les mouvements antisystème qui se propagent horizontalement à l’échelle mondiale et se méfient d’une absorption par le haut. Cela exige des politiques publiques, de récréer des médiations, de refaire le lien entre les couches sociales et de ne pas aller dans le sens d’une fragmentation territoriale que favorise la Révolution numérique. En optant pour la connectivité, l’urbanisation mondialisée favorise une segmentation
indissociable des inégalités d’accès et une désintermédiation. Entre le global et local, les liens virtuels ne sont pas des facteurs d’égalité, le millefeuille territorial ne peut qu’aller crescendo.Il faut revenir à des choses qui touchent l’espace et le temps. Jean-Toussaint Desanti réfléchissait aux rapports du réel et du possible. Je reprends son raisonnement : tous les possibles étant possibles (par le déroulement  en permanence d’Internet), le réel n’est plus qu’un possible parmi les possibles. Le réel est alors totalement fragilisé, sinon perdu de vue. Je ne mets pas en cause les techniques, mais la question est de savoir ce que l’on en fait. Va-t-on patauger dans les flux généralisés, ces flux qui sont nerveux, rapides et un peu tyranniques,
ou vont-ils nous permettre de reconfigurer les choses ?