Entretien avec Imed MELLITI : L’opportunisme politique n’a pas que des méfaits !

L’une des particularités de Imad Melliti réside dans le fait d’avoir choisi les adolescents du monde arabe comme objet de sa recherche sociologique. Il se définit comme faisant partie d’une mouvance qui a essayé de réhabiliter les approches qualitatives en Tunisie, cherchant ce que peut apporter la parole de l’acteur social ordinaire, ses catégories et son point de vue. « Nous avons intérêt, au Maghreb aujourd’hui, à creuser davantage ce sillon et à donner plus de place à la recherche qualitative qui travaille sur l’enjeu du sens », dit-il. Imed Melliti (I. M.) parle de ce qu’il qualifie de « modernité religieuse » portée par les jeunes maghrébins aujourd’hui et des aspects qui marquent le discours de jeunes protestataires issus des milieux pauvres. Par rapport à ses enquêtes postrévolution en Tunisie, il se dit frappé de constater que la notion d’inégalité n’a pas d’équivalent dans le parler tunisien et qu’il était nécessaire, lors les entretiens, d’utiliser des notions issues de l’arabe classique, voire du langage des sciences sociales, en procédant à une double traduction, entre langue vernaculaire et langage savant et entre arabe classique et arabe tunisien. 

Votre ouvrage intitulé De la difficulté de grandir. Pour une sociologie de l’adolescence en Tunisie1 est une contribution considérable à la compréhension d’une catégorie sociale, les adolescents, qui est souvent négligée en sciences sociales dans nos pays. D’où vous est venu cet intérêt  ? Et quel portrait dressez-vous de ces adolescents  ? Savez-vous ce que sont devenus, entre-temps, ces adolescents ?

I. M. : Comme c’est le cas très souvent, le choix des objets de recherche est déterminé par toutes sortes de contingences, au hasard des rencontres, des discussions, voire des commandes issues de telle ou telle institution. En l’occurrence, le livre que j’ai écrit avec Dorra Draoui-Mahfoudh sur l’adolescence en Tunisie est le fruit d’une enquête arabe réalisée auprès des adolescents de plusieurs pays (Maroc, Algérie, Liban, Égypte, Yémen et Bahreïn), que j’ai lancée dans le cadre d’un projet initié par le Centre de la femme arabe pour la formation et la recherche (CAWTAR), et dont l’idée venait de sa directrice Soukeïna Bouraoui.

Ce qui m’avait stimulé dans ce projet, dès le départ, c’est justement l’idée de s’attaquer à une catégorie sociale considérée, au moins dans le monde arabe, comme l’apanage de la psychologie, l’adolescence étant définie comme une conséquence de la « crise pubertaire » et de ses effets. Or, on s’est rendu compte très vite que les sciences sociales avaient des choses intéressantes à dire sur l’adolescence, depuis les travaux de Margaret Mead à ceux, récents, de Michel Fize et qu’une approche sociologique et anthropologique de l’adolescence était possible. Malheureusement, nous n’avons pu ni faire une restitution des résultats de notre recherche auprès des adolescents enquêtés, ni prolonger l’enquête dans le temps pour voir ce que ces jeunes sont devenus quelques années plus tard.

Je pense, toutefois, que cette recherche nous a permis d’arriver à quelques conclusions majeures. J’en dirai, si vous permettez, deux mots rapidement. La première concerne le processus d’individuation chez les enquêtés. L’enquête montre que les adolescents tunisiens ne sont pas toujours capables d’entretenir un rapport réflexif, condition sine qua non de leur affirmation comme sujets individuels, le regard que joue le jugement d’autrui pouvant devenir hégémonique au point d’étouffer toutes formes de réflexivité et d’examen de soi. Cette défaillance de la réflexivité est très visible chez les adolescentes et les adolescents qui ne disposent pas des ressources susceptibles de les aider à émerger comme individus : autonomie, réussite scolaire, etc. La deuxième conclusion concerne l’univers axiologique et religieux des adolescents. Ces derniers sont finalement porteurs d’une « modernité religieuse » en pointillés, ballotés entre une vision qui insiste sur le caractère privé des choix axiologiques et religieux qui recèle une demande implicite de sécularisation, et une normativité religieuse qui devient d’autant plus affirmée qu’elle fonctionne en roue libre, sans engager les choix pratiques des individus. Cette conclusion a été confirmée dans une enquête plus récente réalisée dans deux quartiers périurbains de Tunis : Ettadhamen et Douar Hicher.2

En 2008, vous avez également publié un autre ouvrage collectif intitulé Jeunes, dynamiques identitaires et frontières culturelles 3. Vous y analysez les processus et logiques de construction identitaires chez les jeunes. Comment s’opère une telle construction, entre le local et le global ? Et quelle est la part des frontières culturelles dans une telle construction ? Comment peut-on identifier et analyser les dynamiques des jeunes alors qu’il s’agit d’une catégorie sociale aussi diverse ?

I. M.  : Ce livre rapporte en vérité les Actes d’un colloque organisé à Hammamet en partenariat avec le Comité de recherche en sociologie de la jeunesse (CR28) de l’AISLF, l’Association internationale des sociologues de langue française, et le soutien de l’Unicef qui a publié les Actes. Si l’on y trouve des contributions diverses portant sur différents pays (Belgique, France, Maroc, Tunisie, etc.), l’idée était justement que les processus de construction identitaire chez les jeunes varient en fonction des contextes dans lesquels ils vivent et des ressources dont ils disposent, et que nous avons affaire, par conséquent, à plusieurs jeunesses. Pour ce qui est de l’opposition entre local et global, je pense que la plupart des contributions de cet ouvrage insistent sur la porosité entre le local et le global, et montrent que les représentations de soi et de l’autre, imaginé ou réel, sont intimement liées. Les articles de l’ouvrage qui traitent de la mobilité et de l’émigration, des contextes multiculturels et des expressions culturelles qui les accompagnent, en sont l’illustration.

Vous avez beaucoup réfléchi sur l’aspect méthodologique ; quels sont les apports et limites des méthodes qualitatives et des méthodes quantitatives pour la compréhension des jeunesses en Tunisie ? Et au Maghreb ?4

I. M. : Il est vrai que le souci méthodologique a été au centre de mon travail sur les jeunes, et au-delà. Je crois que je fais partie d’une génération de sociologues qui ont essayé de réhabiliter les approches qualitatives en Tunisie. Je ne suis pas le seul à l’avoir fait : je pense aux travaux de Sihem Najar, Ridha Ben Amor, Hayet Moussa et d’autres. Nous cherchions ce que peut apporter une recherche qui prend au sérieux la parole de l’acteur social ordinaire, ses catégories et son point de vue, avec comme conséquence une utilisation fréquente du verbatim collecté par le moyen d’entretiens. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les adolescents et sur les jeunes, la plupart des enquêtes réalisées sur ces populations étaient, sans exception ou presque, de type quantitatif et de facture épidémiologique, avec comme objectif principal la volonté de repérer les pratiques à risque et, en arrière-plan, l’idée que la jeunesse constitue un «  problème public  ». Notre démarche consistait, au contraire, à ouvrir un espace de parole que les jeunes peuvent s’approprier et à considérer que leur point de vue, leur manière d’argumenter et de prendre position ainsi que leurs catégories de langage et leurs mots constituent des ressources de compréhension sociologique précieuses, susceptibles de nous faire accéder, dans une démarche idiographique, à leurs mondes. Le plus important était, pour nous, de ne pas utiliser les techniques du qualitatif seulement à titre complémentaire (soit pour l’exploration, soit pour l’approfondissement), mais comme une méthode à part entière. Je pense que nous avons intérêt, au Maghreb aujourd’hui, à creuser davantage ce sillon et à donner plus de place à la recherche qualitative qui travaille sur l’« enjeu du sens ». Mais pour le faire, il faut cesser de croire – car il s’agit d’une croyance – que les chiffres et les « camemberts » sont d’une scientificité infaillible. 

Vous avez entamé votre carrière avec des travaux sur la religiosité  ; quelle place pour les jeunes dans les transformations du champ religieux actuellement en Tunisie et au Maghreb ?

I. M.  : J’ai déjà parlé de cette «  modernité religieuse  » en pointillés que portent les jeunes. Il n’est pas excessif de penser qu’au-delà des effets d’une transformation générale du champ religieux lui-même – sécularisation de fait, déclin des institutions religieuses traditionnelles, accès généralisé à l’écrit religieux grâce à la massification scolaire, et j’en passe – ce qui me semble expliquer au mieux le rapport que les jeunes Tunisiens et Maghrébins entretiennent avec le religieux aujourd’hui est ce que j’appelle des « effets de génération », parmi lesquels une volonté farouche de s’opposer à la religiosité des parents, une religiosité portée par l’évidence et la tradition. Cela veut dire une manière différente de croire et de se conformer aux préceptes religieux qui n’est pas sans rappeler l’attitude du « converti » dont parle Danièle HervieuLéger. Plus concrètement, nos travaux montrent par exemple – je fais référence ici au même ouvrage sur les jeunes d’Ettadhamen et de Douar Hicher – ce que les enquêtes au Maroc et les recherches des collègues marocains (M. Tozy, H. Rachik, R. Bourqia et M. El-Ayadi) semblent corroborer aussi : une pratique religieuse précoce qui laisse deviner une inversion du rapport entre ordre biographique et pratique religieuse, avec une religiosité faite de plus en plus d’engagement personnel et fondée sur une interprétation autodidacte des textes religieux et, en premier lieu, du Coran.

Dans l’ouvrage que vous avez codirigé avec Hayet Moussa, Quand les jeunes parlent d’injustice. Expériences, registres et mots en Tunisie5 , vous avez étudié le sentiment d’injustice auprès des jeunes dans une Tunisie postrévolutionnaire. Qu’est-ce qui vous a amené à vous focaliser sur la question de l’injustice ?

I. M. : Cet ouvrage et le programme de recherche qui lui a servi de base, mené à l’IRMC, l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, et financé par un centre canadien, le Centre de recherche sur le développement international (CRDI), avaient pour point de départ les dynamiques politiques et sociales du  Printemps arabe et le constat que les mouvements protestataires des jeunes, revendiquant emploi et dignité, n’ont fait qu’enfler après la Révolution de 2011. Ces mouvements nous ont semblé être alimentés par le même sentiment d’être « floué », de n’avoir pas eu son « dû » ou ce que l’on mérite. Au-delà du constat empirique fait à partir du contexte politique de la Tunisie postrévolutionnaire, cet ouvrage prend part au débat sociologique actuel sur la question de la justice sociale, débat renouvelé par l’apport des « économies morales » d’Edward P. Thompson et de James Scott, de la « théorie de la reconnaissance, des affluents de la philosophie politique et morale » de John Rawls, et des travaux pragmatistes sur le sens de la justice et d’autres recherches comme celle de François Dubet sur les injustices au travail. Tous ces travaux permettent de sortir des schémas classiques dans l’explication des mouvements protestataires et révolutionnaires, qu’il s’agisse de la théorie de la « frustration relative » de Samuel A. Stoufferou, plus généralement, ou de ce que E. P. Thompson appelle une «  vision spasmodique » des révoltes. Ils permettent surtout d’appréhender ces mouvements à travers la compétence des acteurs ordinaires à manier des principes et des normes de justice et à interpréter les écarts par rapport à ces normes.

Quel est le portrait des jeunes qui se dégage de votre terrain tunisien  ? Et dans quelle mesure est-il possible de comparer avec les autres pays du Maghreb ?

I. M. : En vérité, ce livre ne s’intéresse pas à tous les jeunes tunisiens, mais seulement aux jeunes des milieux défavorisés, rural et urbain. Il n’y a pas de portrait standard du jeune Tunisien, mais il y a quelques lignes de force qui se dégagent de l’enquête. Parmi ces points saillants, trois idées me semblent importantes à souligner. Premièrement, l’inégalité est quasiment absente dans le discours des jeunes. Ce qui domine, c’est une représentation de l’ordre social fondée sur la polarité entre deux mondes qui sont dans des rapports de soumission l’un par rapport à l’autre. Cela implique, deuxièmement, une centralité de la reconnaissance intersubjective. Tout manquement à cette reconnaissance est interprété comme une forme de mépris et d’humiliation, qui met en péril l’intégrité du moi. Troisième point : les revendications d’égalité, en creux dans la parole des jeunes, se rapportent à ce qui serait de l’ordre de la «  commune humanité  », mais aussi à l’exigence d’une citoyenneté réelle qui rétablit l’égalité devant la loi, efface les distances sociales entre régions et territoires et offre à chaque jeune une chance de faire aboutir son projet de vie. Je pense que nos résultats peuvent être extrapolés, dans l’ensemble, à l’échelle du Maghreb. Les hirak des jeunes dans le Sud algérien ou dans le Rif marocain plaident en faveur de cette hypothèse. On peut y déceler la même volonté d’accéder à une citoyenneté réelle, au prix parfois d’une renégociation des pactes nationaux.

Quelle importance donnez-vous au lexique et aux mots des jeunes dans votre travail ? Et en quoi le vocabulaire de contestation chez les jeunes nous aide-t-il à mieux saisir leurs logiques ? Des exemples ?

I. M. : L’objectif central de l’enquête a consisté à faire parler les jeunes de leurs expériences de l’injustice avec leurs propres mots. Ces mots sont omniprésents dans l’analyse  : le mot haq (dû), hogra (mépris), zawwali (pauvre), sont revenus de manière récurrente par exemple. Parmi les éléments qui ressortent aussi de l’enquête, c’est cette rhétorique de la soumission qui s’exprime à travers les métaphores du piétinement et qui se traduit par un usage abondant de toutes les déclinaisons du verbe afas, littéralement piétiner et fouler aux pieds : être sous les bottes (tahte ssabbât), être malmené sous les pieds (mcha tahtel’afs), etc.

Parallèlement à cela, je pense qu’il est important de relever, en revanche, l’inexistence dans le discours des jeunes de notions qui sembleraient évidentes pour l’esprit d’un chercheur. Nous avons été frappés de constater que la notion d’inégalité n’a pas d’équivalent dans le parler tunisien et qu’il était nécessaire dans les entretiens d’utiliser des notions issues de l’arabe classique, voire du langage des sciences sociales, en procédant à une double traduction, entre langue vernaculaire et langage savant et entre arabe classique et arabe tunisien.

En tant que vice-président de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), comment évaluez-vous la relève des jeunes chercheurs en sciences sociales ?

I. M. : Cette relève est importante pour notre association. C’est pour cette raison que nous avons créé un statut spécial pour les doctorants et avons mis en place un groupe de travail, qu’ils animent, intitulé « Devenir et être sociologue ». À l’initiative de l’un de ses précédents présidents, André Petitat, l’AISLF a créé un réseau d’écoles doctorales qui organise de manière régulière des universités d’été un peu partout dans le monde francophone : Lausanne, Montréal, Hammamet, Bruxelles, Marrakech, Marseille, etc. Je pense, dans l’ensemble, que la relève des jeunes chercheurs en sciences sociales se fait au mieux, mais je constate que l’écart entre les pays du Sud et les pays du Nord en termes de qualité de formation ne cesse de se creuser, sous l’effet de disparités énormes en matière de moyens et de possibilités de mobilité pour les jeunes chercheurs.

Le XXIe Congrès de l’AISLF, qui était programmé en juillet 2020, reporté à cause de la situation pandémique, portait entre autres sur les défis et les chantiers de la recherche en sciences sociales dans nos pays. Quel regard portez-vous sur ces problématiques  ? Et quelle place pour l’étude des jeunes dans l’agenda de ces sciences sociales au Maghreb ?

I M : Ce Congrès, remis à l’été 2021, a pour thématique générale « La société morale  », mais il se penche aussi sur les chantiers de la recherche sociologique en Afrique et au Maghreb, avec une plénière dédiée à la sociologie dans cette partie du monde. L’objectif de cette plénière est de repérer les objets de recherche émergents, de réfléchir au renouvellement des méthodes dans la sociologie africaine et maghrébine et d’offrir un espace de visibilité à une sociologie très dynamique mais qui peine à s’imposer dans les cercles de production du savoir sociologique légitime. Pour terminer, je constate que la recherche sur les jeunes occupe de plus en plus une place conséquente dans l’agenda des sciences sociales au Maghreb, en Afrique et dans le monde arabe. Leur participation active dans les mouvements de protestation politique et sociale y est sans doute pour quelque chose : l’opportunisme politique n’a pas que des méfaits ! 

1. Co-écrit avec Dorra Draoui-Mahfoudh. (2006). De la difficulté de grandir. Pour une sociologie de l’adolescence en Tunisie. Tunis : Centre de Publication Universitaire.

2. Imed Melliti fait référence ici à l’ouvrage collectif dirigé par Olfa Lamloum et Mohamed Ali Ben Zina. Olfa Lamloum et Mohamed Ali Ben Zina (dir) (2016). Les jeunes de Douar Hicher et d’Ettadhamen. Une enquête sociologique. Tunis : Arabesques.

3. Dorra Mahfoudh-Draoui, Ridha Ben Amor et Slaheddine Ben Fredj (dir) (2008). Jeunes, dynamiques identitaires et frontières culturelles. Actes de colloque. Tunis : UNICEF.

4. Je me réfère à cette publication : (2007). Les recherches qualitatives sur les jeunes en Tunisie : lecture critique (en arabe). Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n° 134, 44e année, pp. 45-66.

5. , (2018). Socio-anthropologie des mondes méditerranéens et africains. Paris : L’Harmattan