Mariage de capitaux

Mariage de capitaux

Les entreprises patrimoniales, et a fortiori familiales, s’inscrivent dans la durée. Leur vision à plus long terme n’est pas à démontrer et la protection et la pérennité du patrimoine sont souvent les principales préoccupations des actionnaires historiques. Ouvrir le capital de son entreprise est un processus qui amène les dirigeants à faire rentrer de nouveaux actionnaires dans le projet d’entreprise et ce changement de structure de capital modifie les frontières de la firme1. Le capital investissement (graphe 1) est au Maroc une activité encore jeune qui a démarré au milieu des années 90, et est en pleine expansion2. Dans le cadre de cette étude, nous avons interrogé les dirigeants d’entreprises non cotées dont le capital était en partie détenu par des investisseurs institutionnels, afin de chercher à comprendre les motivations et surtout les impacts de ces prises de participation. D’une manière générale, on distingue deux grandes catégories d’opérations de capital investissement : le venture capital qui, dans une logique industrielle et d’innovation, apporte des fonds propres supplémentaires à l’entreprise et le buyout qui, dans une logique financière, conduit à une nouvelle répartition des ressources de l’entreprise entre dettes et fonds propres sans obligation d’apports de fonds. Au Maroc, les opérations réalisées avec les entreprises non cotées correspondent pour l’essentiel à du venture capital et s’apparentent donc pour les investisseurs à une prise de risques opérationnels, et pas seulement financiers.

Pourquoi un chef d’entreprise patrimoniale décide-t-il d’ouvrir son capital ?

Lorsque les entreprises que nous avons interrogées ouvrent leur capital, elles ont en moyenne 14 ans ½ ; il s’agit donc d’entreprises relativement jeunes et ce d’autant plus que pour 54% de l’échantillon l’opération a lieu avant le 10ème anniversaire de l’entreprise. La principale motivation du dirigeant (pour 66,7% des entreprises interrogées) est la volonté de trouver des fonds qui lui permettront de financer la croissance de l’entreprise. Dans une moindre mesure, ce processus peut permettre de résoudre une problématique de succession à laquelle l’entreprise familiale est confrontée (16,7% des cas). Conformément à ces éléments, 78% des entreprises interrogées étaient au moment de l’ouverture du capital en phase de développement, alors que seulement 5,5% se trouvaient en situation de démarrage. Les investisseurs rentrent donc dans des entreprises établies, pour financer un projet de croissance initialement pensé par son dirigeant. Cette décision potentiellement lourde de conséquence est pour la majorité des dirigeants (50% d’entre eux) un choix raisonnable et raisonné, alors que pour 42% d’entre eux il s’agit clairement d’un premier choix. Ils ne sont que 8% à prendre cette décision en dernier recours. Ce résultat est corroboré par le fait que 58,3% des dirigeants déclarent avoir envisagé au préalable d’autres formes de financement, telles que l’augmentation de capital familial (pour 33% d’entre eux) ou l’endettement bancaire.

Quelle forme prend l’ouverture de capital ?

 S’agissant des investissements réalisés par les fonds, on constate que les prises de participation sont pour 58% d’entre elles minoritaires alors que dans seulement 36% des cas les fonds d’investissement acquièrent la majorité des parts. Le réseau socioprofessionnel du dirigeant joue un rôle essentiel dans le processus, puisque près de 86% des dirigeants interrogés déclarent avoir pu choisir l’investisseur, et ce soit par relations (87%) soit parce qu’il s’agissait de la meilleure offre. Mais le choix stratégique ne s’arrête pas là, puisque plus de 80% des chefs d’entreprises ont déterminé le montant des capitaux apportés en fonction des objectifs stratégiques de l’entreprise. Ce processus, choisi plus que subi, explique probablement le taux de satisfaction affiché face à ces opérations. En effet, 94,5% des dirigeants sollicités se déclarent être globalement satisfaits de l’impact de l’opération sur leur entreprise, et ceci indépendamment du fait qu’ils aient ou non choisi leur partenaire, et qu’ils aient ou non conservé le contrôle du capital de l’entreprise.

A l’issue de l’opération, grands changements ou simples ajustements ?

La satisfaction des dirigeants, à moins d’une schizophrénie généralisée, doit être synonyme d’une amélioration d’un certain nombre de processus dans l’entreprise. En nous confrontant à la littérature, nous allons successivement relever les impacts stratégiques, mais aussi de management, de gestion et de gouvernance de ces opérations.

Vision et stratégie, un impact mitigé

La littérature considère généralement que l’actionnaire, «s’il est contraignant de façon implicite car il apporte des ressources et demande des dividendes»3, n’est que rarement stratège. C’est en effet le rôle du dirigeant que de construire sa stratégie, conformément à la vision qu’il a de son entreprise, vision influencée dans les entreprises patrimoniales par les valeurs familiales véhiculées. Pourtant les 2/3 des entreprises interrogées affirment que leur stratégie a été modifiée suite à l’ouverture de capital, et ce d’autant plus que la prise de participation du fonds d’investissement est majoritaire. Ceci s’explique en partie par le fait que le dirigeant de l’entreprise ne reste en place que dans 50% des cas une fois le capital ouvert. Ce changement de dirigeant s’accompagne dans 89% des cas d’un changement de cap stratégique (graphe 2), le nouveau dirigeant ayant à cœur de mener à bien sa propre vision de l’entreprise, en adéquation avec les attentes des investisseurs. Bien sûr, lorsque l’entreprise ouvre son capital en réponse à des difficultés financières ou à la pression de l’environnement concurrentiel, les investisseurs, bien que minoritaires, imposent un changement de cap stratégique susceptible d’assurer la pérennité de l’organisation.

Les effets de l’ouverture de capital se font particulièrement sentir sur l’augmentation de la capacité productive de l’entreprise (55,6% des cas) et sur l’ouverture de nouveaux marchés (33,3%). Mais ces effets dépendent du maintien ou non de la stratégie précédemment menée. En effet, les changements stratégiques initiés par les actionnaires permettent aux entreprises de changer de dimension, soit en termes de taille (66%), soit en terme de marchés (33%). Lorsqu’au contraire les actionnaires appuient la stratégie existante, l’apport de fonds contribue dans les mêmes proportions à la capacité productive, à l’ouverture commerciale et à la recherche et développement, et ce conformément au projet porté par le dirigeant (graphe 3). 

Un management plus centralisé

Comme la stratégie, le management de l’entreprise patrimoniale est orienté par les motivations de son dirigeant et caractérisé par un certain conservatisme qui peut être affecté par l’entrée de nouveaux actionnaires. Dans les PME, qui constituent 70% de notre échantillon, c’est la notion de proximité qui permet «la centralisation du pouvoir du dirigeant-propriétaire»4, l’ouverture de capital pourrait donc conduire, a fortiori lorsqu’elle s’accompagne d’un changement de dirigeant, à plus de distance dans l’organisation et une moins grande centralisation. Ainsi, si 89% des dirigeants soulignent que le processus de prise de décision a été modifié suite à l’arrivée des nouveaux actionnaires, c’est majoritairement pour une plus grande centralisation des décisions (56%) et d’autant plus (72%) lorsque la prise de participation est minoritaire ou lorsque l’entreprise investie est une SARL (77% contre 40% pour les SA). Dans ce cas, les pouvoirs du dirigeant sont renforcés pour que son management coïncide avec ses intentions stratégiques. Cette concentration des décisions est rendue possible par le maintien d’un même niveau de proximité entre le management et les équipes que précédemment. En effet, ¼ seulement des entreprises interrogées notent l’apparition d’une plus grande distance dans l’entreprise, et ce indépendamment du fait que le management soit plus centralisé ou plus délégué.

Une gestion plus performante

Patrick Artus5 montre que le «capital investissement a une capacité à obtenir une gestion des entreprises meilleure que celle que peuvent obtenir les actionnaires cotés». Notre travail ne dévie pas de ces conclusions. En effet, au-delà du taux de satisfaction globale, nous avons interrogé les dirigeants sur les impacts de l’opération sur la gestion de leur entreprise. Les résultats parlent d’eux-mêmes : 98% des entreprises constatent une amélioration de la gestion de leur entreprise et une amélioration de sa rentabilité, et ce malgré une augmentation des charges dans 57% des cas. Cet accroissement, globalement compensé par un accroissement du chiffre d’affaires, est d’autant plus marqué que l’entreprise est en phase de démarrage ou de transmission et que la prise de participation du fonds est minoritaire. De plus, ces charges supplémentaires sont liées à la mise en place de nouveaux organes de gouvernance tels que les Comités exécutifs qui, s’ils ont un coût, sont aussi un moyen d’affiner le pilotage de l’entreprise. D’ailleurs, 86% des dirigeants considèrent que la gestion de leur entreprise est devenue plus rigoureuse, entre autres grâce à une amélioration significative dans 75% des cas des systèmes d’information (graphe 4). Ces systèmes d’information sont nécessaires à la production et au suivi de nouveaux critères de gestion proposés par les actionnaires pour piloter la création de valeur (Economic Value Added par exemple)6. Donnée corroborée par le fait que 86% des dirigeants considèrent que le suivi des coûts et des performances est amélioré, l’entrée d’un actionnaire institutionnel imposant à l’entreprise familiale une plus grande transparence de sa communication financière.

Les non satisfaits :

Même s’ils sont quasi marginaux (2 entreprises sur 36, soit environ 5%), il nous a semblé intéressant de dresser leur profil afin d’essayer de mieux comprendre ce sentiment global d’insatisfaction. Ce sont des PME, dont le capital était avant l’opération fermé mais déjà constituées en société anonyme et qui se sont tournées vers le capital investissement car cela semblait être un choix raisonnable ; il ne s’agissait donc pas de leur premier choix. Avant d’essayer de déterminer les raisons de cette insatisfaction, on peut citer les éléments dont elle ne dépend pas. Elle ne dépend ni du type de participation (majoritaire ou minoritaire), ni du choix de l’investisseur et du montant de l’investissement, ni même du maintien dans l’entreprise du dirigeant historique. Dans un cas la stratégie générale de la firme est modifiée, dans l’autre non. Dans un cas les répondants déplorent une plus grande distance dans l’entreprise, dans l’autre non. En revanche, tous deux s’accordent pour constater, conformément aux résultats globaux, une augmentation du chiffre d’affaires, une meilleure gestion et donc une rentabilité plus élevée, ainsi qu’un accroissement de la qualité des équipes. Ils ne considèrent d’ailleurs pas que l’ouverture de capital a un coût qui affecte la rentabilité de l’entreprise. Le seul élément qui pourrait expliquer cette évaluation est la modification du processus de prise de décision qui va dans le sens d’une plus grande délégation des pouvoirs. Compte tenu du fait que les PME marocaines se caractérisent souvent par un niveau de centralisation des décisions très élevé, il est possible que cette insatisfaction soit liée au sentiment de perte de contrôle sur les décisions prises au sein de l’organisation.
 

L’émergence d’un système de gouvernance

Une étude réalisée en 2005 par le Cabinet FOCS et la CGEM avait mis en évidence la faiblesse des organes de gouvernance dans les entreprises faisant appel public à l’épargne. L’ouverture de capital dans les entreprises familiales relie l’acquisition de ressources critiques à l’obligation de partager les responsabilités de gouvernance, et donc à faire fonctionner efficacement ces organes7. En effet, l’ouverture de capital fait émerger une relation d’agence d’un type nouveau dans ces entreprises, en ce sens qu’il faut concilier les intérêts des actionnaires historiques avec ceux des investisseurs institutionnels. Au niveau des organes formels de gouvernance, 72% des entreprises privilégient le système du conseil d’administration. Pourtant, les SARL, qui sont dans l’obligation de se transformer en SA pour permettre l’entrée de nouveaux actionnaires, sont plus innovantes et probablement influencées par leurs investisseurs, optent dans 50% des cas pour une organisation en Directoire et Conseil de Surveillance. Au-delà de leur simple existence, ces organes de gouvernance participent activement au pilotage de l’entreprise comme en atteste la fréquence des réunions qui est d’au moins une fois par trimestre dans 69% des entreprises interrogées. Ce pilotage peut devenir contrôle rapproché lorsque les fonds d’investissement sont majoritaires, les organes de gouvernance se réunissant dans 23% des cas une à plusieurs fois par mois. Ceci étant dit, les dirigeants considèrent tous que l’impact de ces réunions sur la stratégie et la gestion de l’entreprise est positif.

L’émergence récente des principes de gouvernance au Maroc8 explique certainement le fait que le système de gouvernance n’aille que rarement plus loin que les obligations légales. Ainsi, 72% des entreprises interrogées ne jugent pas nécessaire de créer d’autres instances telles qu’un comité d’audit ou un comité des rémunérations par exemple, et elles ne sont que 58% à faire appel à des administrateurs indépendants, et ce même dans les entreprises de plus de 250 personnes. Toutefois, le fait que la stratégie soit modifiée ou que la prise de participation soit majoritaire accentue le recours à ce type de ressources. De même, 85% des entreprises opérant sur des marchés internationaux s’adjoignent les compétences d’administrateurs externes, et ce probablement pour mieux maitriser les exigences des marchés et de la concurrence mondiale et renforcer ainsi leur positionnement.

Des équipes plus professionnelles

Conformément à l’approche selon laquelle l’actionnaire peut être un apporteur de ressources cognitives (Charreaux, 2002), ses compétences et ses relations peuvent aider l’entreprise à croître en améliorant son capital humain. 56% des dirigeants interrogés constatent ainsi une amélioration de la qualité de leurs équipes consécutive à l’ouverture de capital. Cette augmentation est d’autant plus sensible que les effets stratégiques de l’ouverture sont concentrés sur l’ouverture de nouveaux marchés (67%) ou la recherche et développement (100%), ces orientations stratégiques ne pouvant se réaliser sans l’adjonction de nouvelles compétences. Logiquement, ce sont les entreprises du secteur des télécommunications et de la distribution qui profitent le plus de cette amélioration. Pour autant, l’ouverture de capital ne permet que rarement aux cadres d’accéder au statut d’actionnaire (la participation des cadres au capital ne concerne que 19% des entreprises). Nous constatons que les entreprises qui choisissent d’associer les cadres au capital opèrent dans les services et les télécoms (secteurs plus récents) et qu’il s’agit d’entreprises moyennes dont l’essentiel des activités est concentré sur le territoire national.

Mais des ressources financières qui restent rares

Les ouvertures de capital prenant comme nous l’avons dit essentiellement la forme d’apports en fonds propres, les entreprises devraient pouvoir bénéficier de l’effet de levier et accéder ainsi à de nouvelles sources de financement. Parmi celles que nous avons interrogées, elles ne sont pourtant que 25% à avoir pu accéder à de nouvelles sources de financement. C’est quand la prise de participation des fonds est majoritaire que ceci est réellement le cas (graphe 5). Outre le fait que dans ces situations le capital social est plus élevé (plus de 10 millions de dirhams dans 69% des cas contre 23% dans les prises de participation minoritaires), les établissements financiers sont probablement plus enclins à financer des projets dans lesquels les acteurs institutionnels de la place sont partie prenante et pour lesquels les ressources propres de l’entreprise sont plus importantes.

Les dirigeants marocains contredisent dans leur analyse d’impact certains experts de l’entreprise familiale. Ainsi Pascal Vienot, associé d’un cabinet de conseil en gouvernance, en particulier pour les entreprises familiales, nous confiait récemment : «Chaque fois qu’une entreprise familiale ouvre le capital pour se développer, je pense qu’une erreur a été faite car on est en train de s’engager sur un projet qui dépasse ses capacités financières et qu’il faut donc sérieusement s’interroger sur son business model : où l’entreprise est-elle bonne dans ses activités ? Peut-être que l’entreprise gagnerait beaucoup plus d’argent en analysant sa chaîne de valeur pour s’apercevoir que les fonds propres doivent sans doute être concentrés sur certaines tranches et laisser tomber le reste, et cela plutôt que d’ouvrir le capital. La réaction «Je vais chercher de l’argent» est facile, et est souvent synonyme de «Je ne pense pas» et on peut d’autant moins se permettre de ne pas penser que l’on est petit et vulnérable». Cette prise de position catégorique, probablement justifiée dans des économies plus matures, est en effet globalement démentie par les résultats de cette étude. En effet, au-delà de la satisfaction des dirigeants interrogés, l’entrée de capital-investisseurs contribue fortement à la modernisation des entreprises patrimoniales, d’une part car l’entreprise doit se «préparer» à l’entrée de nouveaux actionnaires et d’autre part parce que les investisseurs participent activement au pilotage stratégique de l’entreprise et lui apportent au travers des sociétés de gestion de nouvelles compétences. Une autre explication est peut-être à chercher du côté du fonctionnement du système bancaire marocain, souvent accusé de frilosité à l’égard des petites et moyennes entreprises faiblement capitalisées, et qui ne permet pas de financer les projets de croissance des entrepreneurs.

 

1 L. Zingales (2000), «In search for new foundations», the Journal of Finance, vol. 55 n°4
 
2 Les fonds sous gestion sont passés globalement de 400 millions de dirhams au début des années 2000 à plus de 6 milliards de dirhams en 2008, étude réalisée par Fidaroc Grant Thornton en collaboration avec l’AMIC et publiée en janvier 2010.
 
3 AC Martinet (2002), «L’actionnaire comme porteur d’une visions stratégique», Revue Française de Gestion n° 141, p. 57-76
 
4 O. Torres (2000), «Du rôle et de l’importance de la proximité dans la spécificité de gestion des PME»
 
5 In Private Equity et capitalisme français, rapport du Conseil d’Analyse Economique, La Documentation Française, 2008
 
6 Ponsard & Mottis (2002), La montée en puissance des fonds d’investissement, La Documentation Française
 
7 Davis, Petit & Baskin (2000), «Governance and goal formation among family businesses : a resource dependency perspective»
 
8 cf. dans ce dossier l’interview croisée de Pascal Vienot et Rachid Belkahia