un nouveau siècle atlantique

un nouveau siècle atlantique

On ne peut séparer le destin de l’Atlantique des grands bouleversements dans les autres régions du monde. Depuis le début du XXIe siècle, un nouveau « siècle asiatique » semblait devoir s’imposer. Une Asie-Pacifique « émergente », organisée autour de la formidable puissance industrielle chinoise et dont la croissance économique ne pouvait que s’accélérer et se poursuivre sur une longue période. La crise financière de 2008 et l’effondrement de l’activité aux États-Unis et en Europe, avaient encore renforcé le point de vue des Cassandre vaticinant le déclin irrémédiable des grandes puissances de l’Atlantique Nord. Après tout, les Émergents du Sud ne s’en étaient-ils pas mieux sortis du tsunami financier global ?

Moins d’une décennie après la faillite de la banque LehmanBrothers, le « siècle asiatique » paraît cependant déjà bien compromis. Tel un mouvement de pendule, l’Atlantique est en passe de regagner sa centralité géoéconomique et géopolitique, à peine entamée depuis une vingtaine d’années. L’épuisement du modèle de croissance chinois et la résurgence de l’économie nord-américaine constituent les deux pôles de ce renouveau d’un « siècle atlantique ».

La martingale chinoise

La Chine – comme d’ailleurs tous les grands Émergents – ont été parmi les principaux bénéficiaires des innovations technologiques, financières et logistiques qui ont ouvert aux grandes entreprises transnationales la possibilité de fragmenter leurs processus de production à l’échelle mondiale. Les « chaînes de valeur globales » (CVG), qui permettent d’optimiser chaque étape de la chaîne productive et d’augmenter ainsi la rentabilité des investissements, ont donné un nouveau souffle au modèle économique dominant le long du XXe siècle : la production de masse pour une consommation de masse. Les récents succès économiques des pays émergents sont essentiellement liés en effet à la manière dont chacun a pu se constituer des « niches » productives au sein de ces CVG – elles-mêmes « tirées » par l’énorme demande des grands marchés consommateurs d’Europe et d’Amérique du Nord (plus de 50% de la consommation privée mondiale).

La Chine s’est placée au centre de ce dispositif en important des volumes colossaux de matières premières, de pièces et de composants pour alimenter la fabrication de produits finis de consommation très compétitifs grâce au faible coût de la main-d’œuvre, et en vendant l’essentiel de cette production sur les marchés de l’Atlantique Nord. Même si une tranche significative des profits était captée par les entreprises transnationales dont les CVG traversent la Chine, la quote-part chinoise restante était plus que suffisante pour donner un sérieux coup d’accélérateur à la construction civile, aux grands travaux d’infrastructure, à la croissance urbaine et aux dépenses militaires du pays. Aussi, les deux mamelles de l’impressionnante croissance de l’Empire du Milieu depuis le tournant du siècle ont été la demande européenne et nord-américaine (la Chine ne représente encore que quelques 5% de la consommation privée mondiale) et un formidable taux d’investissements publics (près de la moitié du PIB).

Aux yeux des dirigeants de Beijing, ce modèle avait le grand avantage de sauvegarder le capitalisme autoritaire « à la chinoise » et le « rôle dirigeant » du Parti communiste : domination des entreprises d’État à l’intérieur, pôles de production tournés vers l’exportation et bénéficiant d’investissements et de savoir-faire étrangers, fermeture et contrôle rigoureux du marché des capitaux, quadrillage et censure tatillonne des moyens de communication (l’internet en particulier). Par ailleurs, l’émergence d’une importante classe moyenne urbaine consommatrice a aussi constitué une bonne nouvelle pour les exportations de certaines industries à haute valeur ajoutée européennes et américaines, telles que l’électronique et les machines-outils haut de gamme, le luxe ou l’automobile. Mieux encore, grâce au formidable appétit de la « fabrique du monde » chinoise pour les produits de base et les composants industriels, les autres économies émergentes profitaient à plein du dynamisme de la production réalisée en Chine.

L’épuisement du modèle de croissance asiatique

Cette nouvelle donne chinoise, tirant sa force de son insertion dans les grands circuits de l’économie globale, est aujourd’hui frappée de plein fouet par la crise du modèle de production de masse/consommation de masse. Depuis au moins la chute du mur de Berlin, la consommation dans les économies matures et suréquipées euro-américaines est soutenue essentiellement par l’endettement, celui des États comme des ménages, auquel s’ajoute l’accès aux produits bon marché fabriqués dans les pays émergents. L’augmentation de plus en plus rapide de ces dettes, publiques et privées, a fini par heurter un mur. L’effondrement des subprimes en 2008 n’a représenté que le signal et l’aboutissement d’un processus devenu insoutenable. D’autre part, l’organisation de la production/consommation de masse, nationale et transnationale, a également atteint ses limites écologiques. Le dérèglement climatique est une menace chaque jour plus pesante et les niveaux de pollution ont un impact de plus en plus négatif sur la bonne santé des économies, et même sur la rentabilité des systèmes et investissements productifs. La recherche d’un modèle de production et consommation plus « soutenable » est désormais à l’ordre du jour.

Avec le ralentissement de la consommation de masse dans les pays du Nord, la Chine doit maintenant faire face à la chute de ses exportations, pilier essentiel de son succès. Les dirigeants chinois proclament que la solution se trouve dans une forte augmentation de la demande intérieure des ménages, accompagnée d’un rôle plus important laissé au « marché ». Sauf que ce changement radical dépend d’une série de conditions : une sérieuse libéralisation du crédit et des flux de capitaux, le renversement du rapport entreprises publiques/entreprises privées, une beaucoup plus grande liberté de communication et d’opinion ou encore un État de droit qui garantisse la confiance des investisseurs et la viabilité du nouveau modèle. Or, ces exigences sont clairement incompatibles avec le maintien du pouvoir absolu du Parti communiste. Aujourd’hui, Beijing cherche tout et son contraire : libéraliser l’économie sans libéraliser le système politique. Le résultat est que dans le monde entier, la confiance dans la capacité des dirigeants à affronter cette situation est au plus bas et le ralentissement de la croissance chinoise commence à prendre des allures inquiétantes.

Pour les autres économies émergentes, dont la prospérité était liée à la locomotive chinoise, le réveil est brutal. Avec l’écroulement de la demande chinoise et les économies du Nord qui patinent, les prix des matières premières ont brutalement chuté. Tous les pays dépendants de la vente de produits de base – en Amérique du Sud, Afrique, certains États asiatiques ou la Russie – ont vu fondre leurs monnaies, leurs capacités d’investissement et leurs surplus budgétaires. Leur croissance et leur stabilité économique – et parfois politique – sont directement menacées. Parallèlement, les pays d’Asie-Pacifique, gros fournisseurs de pièces et composants à l’appareil de production chinois, commencent également à sentir le vent du boulet. Il s’agit bien d’une remise en cause obligée et douloureuse du modèle de « niche » qui avait assuré l’émergence de ces divers États du Sud. En outre, si les marchés émergents sont contraints de s’adapter à un affaiblissement significatif de la demande privée chinoise, le ralentissement de la consommation de masse dans les pays du Nord, elle, est en passe de devenir un phénomène structurel de longue durée. On ne peut plus ignorer des tendances lourdes : recul de la démographie, utilisation des nouvelles technologies pour la lutte contre le gaspillage, préférence pour les nouveaux services et produits à très forte valeur ajoutée et toujours plus « personnalisés », développement d’une conscience écologique, recyclage, énergies renouvelables…

Le retour des États-Unis

Bien sûr, il reste encore de vastes marchés, au Nord comme au Sud, pour la production et la consommation de masse. Mais ce type d’organisation de la « chaîne de valeur » est désormais concurrencé par un nouveau modèle de production rendu possible par l’utilisation massive des Technologies de la communication et de l’information (en anglais : ICT, Information and communications technology), alliées aux progrès spectaculaires en matière d’automation et de techniques de fabrication. Grâce à la généralisation rapide des ICT, l’économie « digitale » en gestation suppose une interaction permanente entre producteurs et consommateurs permettant, de plus en plus, de « personnaliser » les produits. Elle tient davantage du développement d’écosystèmes de production/consommation dans lesquels les produits « physiques » ne sont plus que des supports d’une variété de « services » adaptés à chaque catégorie d’utilisateur ou même à chaque individu. L’iPhone n’aurait pas le succès que l’on connaît s’il n’y avait pas tout son « univers » d’applications où chacun peut « piocher » à son gré.

La valeur ajoutée de ce nouveau modèle productif, et donc sa marge bénéficiaire, sont tellement élevées qu’il pourrait être en mesure de compenser une relative stagnation de la demande dans les économies matures et celle déjà plus contraignante des classes moyennes plus sophistiquées du Sud. Bien sûr, les « vieilles » CVG ne vont pas disparaître : il y a toujours une demande pour des frigos traditionnels à côté des frigos « intelligents ». Mais les marges de ces processus de fabrication à moindre valeur ajoutée tendent à se réduire face à la concurrence de la nouvelle économie de production en réseaux et de consommation personnalisée. La course aux économies d’échelle n’est plus une garantie de succès. Les grandes chaînes de valeur « de masse » ne pourront donc pas échapper à un important et brutal mouvement de consolidation et de rationalisation encore plus poussée de la production. Une rupture qui devrait réduire de manière significative le nombre d’acteurs et de régions bénéficiant de ce type de modèle productif. Mais alors, quel avenir pour les Émergents dont les produits traditionnels font face au rétrécissement de leurs marchés d’exportation et qui, par ailleurs, n’ont pas les moyens de rivaliser avec l’univers technologique des économies matures ?

Cette question se pose clairement dans la mesure où le cœur de la nouvelle révolution industrielle « digitale » se situe aux États-Unis. Elle se développe au sein de clusters régionaux – dont le paradigme est la SiliconValley – extrêmement dynamiques et créatifs, où se combinent universités d’excellence, capital-risqueurs aventureux, main-d’œuvre hyper qualifiée, ample liberté d’entreprise, de gestion de l’emploi et de recherche, droit de propriété intellectuelle fortement garanti, grosses infrastructures de communication et information, solide État de droit, etc. Cette dynamique irrigue et transforme peu à peu les autres secteurs productifs plus traditionnels à forte valeur ajoutée, et elle est à la base de l’actuelle reprise de l’économie américaine. Si la Chine et les Émergents sont en difficulté, l’Amérique, elle, est redevenue le principal moteur de l’économie globale.

Atlantique Nord : noyau de la nouvelle économie du XXIe siècle

Ce basculement vers l’Atlantique est encore renforcé par les premiers signes encourageants d’une sortie de crise en Europe. Bien sûr, le Vieux Continent est loin d’avoir récupéré son dynamisme d’avant la crise. Le psychodrame grec a mis en évidence l’urgence de s’attaquer aux insuffisances institutionnelles d’une construction européenne où l’intégration économique fondée sur une monnaie commune ne pourra pas se maintenir sans une « gouvernance » commune. En outre, le vieux « cap d’Asie » se trouve en première ligne d’une inquiétante ligne de fracture géopolitique : une Russie autoritaire et « révisionniste » qui n’hésite plus à utiliser la force ou l’intimidation contre ses voisins européens, un Moyen-Orient en voie de désintégration dans un chaudron de conflits sanglants, le danger croissant des mouvements djihadistes au Sud de la Méditerranée et dans le Sahel. Les attentats terroristes et l’arrivée massive de réfugiés fuyant ces zones de conflit représentent une menace directe à la cohésion et à la stabilité de la construction européenne.

Cette accumulation de menaces, associée aux effets parfois dévastateurs de la crise financière des dernières années, est un sérieux défi au maintien de la cohésion et de la stabilité politique au sein de l’UE. Dans ces conditions il est également très difficile de s’attaquer aux profondes réformes structurelles nécessaires pour s’adapter à la nouvelle donne de l’économie globale. Mais en dépit de ces handicaps, l’Europe reste la deuxième puissance économique dans le monde et peut se targuer d’être, elle aussi, dotée d’un nombre important de clusters innovants et de filières productives plus traditionnelles mais à très haute valeur ajoutée. Si les Européens ne peuvent pas se prévaloir, pour l’instant, de l’extrême dynamisme des Américains, il ne reste pas moins qu’Europe et États-Unis concentrent la très grande majorité des clusters innovants et des CVG à forte valeur ajoutée dans le monde, et bénéficient des conditions économiques, sociales et juridiques indispensables pour leur développement.

L’Atlantique Nord est ainsi en train d’émerger comme le noyau de la nouvelle économie du XXIe siècle. Une région capable de capter une part croissante de la valeur ajoutée globale, aussi bien dans le domaine de la « production en réseau/consommation personnalisée » que dans celui de la « production de masse/consommation de masse » haut et moyen de gamme. Cette centralité est d’ailleurs en train de se matérialiser dans l’ambitieuse négociation bilatérale euro-américaine d’un Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI ; TTIP en anglais). Celle-ci en effet vise à construire un système commun de règles et standards compatibles entre les deux parties, ainsi qu’à établir des procédures communes pour déterminer les futures réglementations de l’économie « digitale ». En d’autres termes, les puissances nord-atlantiques – représentant plus de la moitié du marché global – sont en train de mettre en place un cadre de référence règlementaire qui, forcément, s’imposera au reste de la planète.

L’impasse des « Émergents »

Une telle configuration géoéconomique et géopolitique ne laisse pas beaucoup de choix aux pays émergents en difficulté. La survie des pays en développement producteurs de matières premières ne pourra plus être assurée par des marchés globaux stagnants et des prix internationaux faibles. Il leur faudra donc se résoudre à diversifier leurs appareils productifs et tenter de trouver des « niches » au sein de CVG traditionnelles de basse ou moyenne gamme. Sauf que les chaînes de valeur, de plus en plus consolidées, s’organisent autour de trois pôles : États-Unis, Europe, Chine/Japon. Et la proximité – géographique, politique et culturelle – compte. L’Amérique latine et l’Afrique de l’Ouest sont pratiquement contraintes de chercher des activités, plus ou moins rentables selon leurs atouts propres, au sein des CVG américaines et/ou européennes.

Le Mexique et le Maroc constituent deux bons exemples de cette nouvelle stratégie. Ils bénéficient de leur voisinage avec les deux mastodontes de l’Atlantique Nord et ils ont clairement parié sur un rôle de hub intermédiaire de production et services au sein des chaînes de valeur européennes et américaines en direction des divers marchés de l’Atlantique Sud. Il est en effet difficile de penser que les Émergents et pays pauvres de l’Atlantique puissent concurrencer leurs homologues asiatiques de manière à gagner une présence significative dans les réseaux de CVG chinoises ou japonaises. Certains États de l’Atlantique Sud possèdent également un très petit nombre d’activités innovantes. Mais dans ce domaine également, le développement de ces quelques modestes pôles ne pourra être assuré qu’en coopération avec les grands clusters nord-atlantiques.

Quant aux exportateurs de pièces et composants de bonne qualité en Asie du Sud-Est ou en mer de Chine orientale, ils sont également contraints à diversifier leur clientèle. Le ralentissement du marché chinois oblige à accroître leur participation aux chaînes de valeur dominées par l’Europe ou les États-Unis. L’initiative de l’administration Obama de tenter d’accélérer la conclusion d’un accord de libre-échange avec l’Asie-Pacifique (le TPP – Trans-Pacific Partnership) et qui exclut la Chine, vise justement à faciliter et à « verrouiller » ce rapprochement. Washington se retrouve donc au centre des deux plus importantes initiatives (TTIP et TPP) qui visent à définir les règles de bonne conduite, ainsi que le cadre juridique et réglementaire, du nouvel écosystème économique et productif global en formation.

Le défi politique global

La re-émergence de l’Atlantique Nord et l’aube d’un nouveau « siècle de l’Atlantique » n’échapperont pas à de dangereuses turbulences. La nouvelle révolution industrielle « digitale » s’accompagne de profonds bouleversements économiques et politiques mettant en cause de puissants intérêts établis. Comme tout mouvement de rupture de cette ampleur, elle accentue les inégalités sociales et interrégionales entre les nations et au sein de chaque société nationale. Et cela au moment même où l’interconnexion généralisée des processus de production, du système financier ou de la circulation des idées, échappe chaque jour davantage au contrôle des autorités nationales. Il n’existe toujours pas de gouvernance globale efficace alors que les pouvoirs nationaux sont de plus en plus dépossédés de leurs instruments d’action. L’Atlantique pourrait peut-être se contenter d’être encore une fois le grand centre économique de la planète. Mais, il ne pourra pas affronter tous les défis et devenir un point de ralliement pour le reste du monde – et pour lui-même – qu’à condition de trouver aussi la voie vers un nouveau pacte social et un modèle politique légitime adapté aux temps nouveaux.